Zazia la Hilalienne » et la recherche d’un théâtre tunisien. 14 /7/1974

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L’interêt que revêt le spectacle que vient de réaliser « la troupe de recherche théâtrale » qu’est la troupe de Gafsa, en présentant à Hamamet, ensuite à Carthage, Zazia la Hilalienne, dépasse le cadre immédiat dans lequel s’inscrit cette expérience. Tout en donnant un sens, celui de l’élaboration d’un théâtre tunisien majeur et développé, cette pièce pose dans les faits, le problème ardu de la « signifiance ». C’est-à dire de la logique interne qui permet à une société de produire ses propres valeurs culturelles. En réalité c’est cet aspect global, quand il est bien assumé , qui permet de juger de la majorité ou bien du sens que l’on pourrait accorder à une oeuvre produite au sein de cette société. Dans ce cas précis, on entend par majorité le sens historique que l’on accorde et que  se donne, de par la nature de sa formulation, un produit culturel élaboré dans le cadre d’une action de développement culturel, qui s’inscrirait , à son tour, dans une optique de développement global. La question est d’importance, car il s’agit pour l’agent culturel qu’est l’homme de théâtre tunisien de se donner une raison d’exister, en dehors de celle qui consiste à le réduire au niveau d’un faiseur de spectacle destiné au divertissement. Considérer le problème de la finalité du théâtre, en dehors de cette nécessité de développement , en invoquant la qualité, prise comme but primordial de la recherche dans ce domaine, consisterait à le dégager de son sens profond et, par la même, de priver notre société d’un instrument de développement  culturel  des plus efficaces. Dans notre situation spécifique de pays ex-colonisé qui cherche à se forger sa propre personnalité culturelle, miser sur la qualité, sans tenir compte de la « signifiance »,  de la démarche, c’est aussi nous condamner à attendre longtemps le chef-d’œuvre et le créateur doué de génie. Sans oublier  que cette notion de qualité, si elle n’est pas définie en fonction de nos besoins et possibilités, peut constituer, en elle-même un empêchement majeur quant à la possibilité de l’élaboration d’une culture originale. Qualité implique référence à des œuvres du passé, reconnus valables. Ces œuvres étant, dans le cas du théâtre, obligatoirement étrangères à l’ensemble de notre héritage culturel, cette référence à la qualité risque de nous empêcher définitivement de nous « ressourcer ».

En somme nous ne sommes encore qu’au niveau de l’élaboration lucide d’une tradition. On comprend mieux alors ce paradoxe quand on sait que nous partons de la tradition des autres.

               ELABORATION D’UNE TRADITION THEATRALE

Comment dépasser cette contradiction de départ ? Malgré  les solutions apportées à ce problème, telles que la récupération des genres littéraires  du patrimoine classique (les maqâmats de Hamadhani, par exemple), la question  demeure posée. Ces solutions se révèlent  comme une manière de  la contourner sans y répondre et de faire acte de conciliation entre la modernité et la tradition, à travers une élaboration « naïve », comme l’a déjà démontré Abdallah Laroui dans son introduction à  » la crise des intellectuels arabes ». Le fait même que ces  fausses solutions n’ont pas réussi, en définitive, à aboutir à un théâtre compris par « les masses populaires » indique qu’elles ne peuvent  mener à bien l’opération de greffe. Car, tant que l’expression théâtrale demeurera étrangère au public, son intégration restera aléatoire et sa survie artificielle et dépendante entièrement des subventions accordées au théâtre de « recherche ». La notion de théâtre de recherche  implique l’existence d’un théâtre qui ne l’est pas. Pour ce qui  est de notre situation, étant donné le manque de tradition , tout théâtre est recherche assumée ou ne l’est pas. Dans ce cas le terme recherche rejoint celui de pionnier . Sa finalité première serait la création d’une tradition  à partir de laquelle  on pourra parler, par la suite de la légitimité vivifiante de la recherche. C’est pour cette raison que le Théâtre d’essai, autant que le classique, n’a rien apporté ou presque. Tous les deux étant motivés par une raison dont la dynamique nous échappe . Et l’homme de théâtre tunisien sera condamné à être pionnier.

Assumer cette condition, c’est ce que se propose de réaliser le groupe des pionniers de Gafsa. Du moins c’est ce qui ressort  d’une manière évidente du spectacle qu’il vient de présenter à Carthage.

« Notre problème, nous dit Raja Farhat, c’est que nous partons de rien, nous n’avons aucune référence, nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Les ficelles du métier sont à la portée de tous. Reste à dépasser ce stade d’apprentissage pour passer à celui de la création. Et pas de n’importe quelle création ! Celle qui aurait le plus de possibilité de répondre à nos contraintes spécifiques. En matière de théâtre, ces contraintes sont surtout d’ordre matériel et humain.

               TENIR COMPTE DES REALITES DE NOTRE PEUPLE

La troupe de Gafsa semble avoir tiré le maximum de ce réel qu’il faut approcher avec beaucoup de prudence , vu qu’il échappe à tout cadrage établi à l’avance. Cette approche, au lieu de composer avec ce réel, en essayant de le changer de l’extérieur,elle consistera à l’épouser en vue de le faire « évoluer » de l’intérieur. Ce que nous avons vu réalisé avec Zazia la Hilalienne et qui illustre cette démarche, revêt plusieurs aspects.

L’économie du matériau, considérée non point comme le résultat d’un compromis avec le possible, mais plutôt comme une manière adéquate d’utiliser ce possible. A ce sujet, la sobriété du décor et son utilisation didactique  ainsi que sa dimension plastique ont fait de cette pièce l’une des réalisations picturales tunisiennes les plus élaborées. La série de tableaux, composés sur le fond rouge de la scène, peuvent rivaliser avec les meilleures recherches  faites par les pionniers de l' »Ecole Arabe de peinture contemporaine ». Quelques fresques rappellent les travaux du peintre sculpteur  Palestien Hallaj. Cet aspect confirme la prétention légitime à l’élaboration globale  d’une culture arabe contemporaine que l’on en droit de donner à cette recherche théâtrale.

L’économie dans le geste a été , pour le moins, un choix heureux et vient s’harmoniser avec celle que l’on vient  de remarquer au niveau du décor. L’intégration  de ces deux genres d’expression au service d’une plus grande clarté du message rend celui-ci immédiat.

Le texte écrit dans la langue populaire, était traversé d’un souffle poétique qui a fait dire à un spectateur, réputé averti, que s’il est vrai qu’il y a du Shakespeare à ce festival, c’est bien du côté de la Troupe de Gafsa qu’il faudrait le rechercher.

 Enfin, il y a lieu de citer l’aspect le plus important  du point de vue de l’apport culturel : le thème choisi. Celui des Hilaliens que l’auteur ou les auteurs ont interprété à des niveaux différents, mais complémentaires. De la réalité de la légende , à l’analyse historiciste de Laroui, en passant par l’interprétation sociologique d’Ibn Khaldoun, tout a été mis en oeuvre pour nous présenter  ces Hilaliens  sous un jour nouveau qui rejoint les préoccupations de relecture de notre histoire à travers notre propre vision.

                                                                                                                                                                  Naceur Ben Cheikh

Numériser

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