« Moi, je ne cite presque jamais et la raison en est que je pense toujours.»
(Thomas Paine)[1]
Comme on peut en faire le constat, les propos tenus dans ce texte dont je qualifierai, volontiers, une bonne partie de récit autobiographique, sont traversés, de bout en bout, par une tension critique, parce que relatant des faits, perçus, à travers une vision qui ne peut se résoudre à prendre l’économie de la Culture, du Savoir, de l’éducation et de l’enseignement supérieur pour semblable à celle des biens et des services. Dans toutes ces expériences dont j’ai essayé, tant soit peu, d’en faire l’exposition plutôt que l’exposé, il a été beaucoup question d’économie et peu de politique, même si cette dernière n’est pas totalement absente de l’horizon de cette réflexion. J’ai déjà fait allusion, dans ce texte, à l’existence d’une grande ressemblance entre l’économie de la création artistique et celle que l’on pourrait trouver à l’activité de résistance. Il y a lieu de rappeler, encore, que toutes les impasses auxquelles ont abouti les activités artistiques, dites politiquement engagées, s’expliqueraient, par le fait que la nature de l’activité créatrice se doit d’être réalisée dans une liberté, nécessairement consciente de ses limites, mais non soumise aux conditions de rentabilité immédiate et de « réalisme » propre aux champs spécifiques d’une certaine vision et de l’économie et de la politique.
Avec, toutefois, une précision de taille : l’Utopie qui est le fondement et de la résistance et de la création artistique, n’est pas moins efficace que le réalisme dont se réclament, souvent, et l’économie de marché et son pendant, non avoué, l’économie de guerre, d’un côté, et la « réal politique » de l’autre.
Par ailleurs, c’est grâce à cette approche poïétique et de la culture et de la politique, que l’on peut découvrir une dimension esthétique, à un mode de penser politique, propre à certains fondateurs ou bien à de grands résistants.
De même que l’on peut, à partir de cette vision du monde, désespérément optimiste, se rendre compte du fait que la résistance est efficace, jusqu’au moment où celui qui la pratique se met à croire qu’il doit aboutir aux mêmes résultats que celui qui fait la guerre.
La résistance n’est pas la guerre du pauvre ; et lorsqu’elle est prise pour telle, elle cesse d’être efficace et rentable, parce qu’elle cesse d’avoir l’esprit de ses moyens propres et perd donc ses raisons d’espérer et de croire, en la réalité de l’Utopie
Car, on ne résiste pas à ceux qui nous font la guerre, en espérant les battre sur leur propre terrain, en adoptant à son tour, quelque part, des valeurs symétriques, donc semblables, aux leurs. La résistance n’a pas pour fin de vaincre l’adversaire, mais de le convertir, en vue de le transformer en partenaire.
A plusieurs reprises, j’avais estimé nécessaire d’évoquer quelques aspects de mon séjour à Sfax, ayant trait aux rapports, parfois tendus, que j’ai pu avoir avec certaines personnes qui ont cru, fantasmatiquement, résister en m’assiégeant, là où je n’étais pas.
Un jour, au cours d’un dîner, auquel m’avait convié feu mon Ministre, dans un restaurant discret de La Marsa, celui- ci, après m’avoir écouté lui faire le compte rendu des abus commis par certaines autorités administratives, m’avait demandé de lui faire un rapport circonstancié sur la question. Je lui avais répondu que je ne pouvais me permettre de porter plainte contre un supérieur hiérarchique … mais vous pouvez toujours donner l’ordre à vos services de m’envoyer un inspecteur, s’enquérir de l’état de ma gestion!
L’on comprendra, à la lecture de ce texte, combien, en fait, j’étais attaché à donner une dimension militante à toutes les actions que j’ai pu entreprendre, particulièrement, durant ces quatre années de fondation d’une institution d’enseignement Supérieur, dédiée, généreusement, aux Beaux-Arts, qui n’aura survécu, qu’une année, après mon départ pour Tunis, avant d’être ramenée, comme il se doit, dans le giron de la logique de la rentabilité immédiate ou supposée telle.
C’est dire, par la même, que le plaisir que j’ai éprouvé, dix ans après, à écrire ce texte, est le signe évident de ma volonté de résistance, à cette pression continuelle de cet économisme rampant dont l’unilatéralité, peut nuire à l’équilibre de notre économie, dont on ne peut qu’observer les succès continuels durant ces vingt dernières années, au cours desquelles, elle a été remarquablement productrice de richesses et profondément transformé notre pays, en le dotant d’une infrastructure de base, pour le moins, d’avenir.
Mais, cette activité économique, dont les performances objectives ont fait de la Tunisie un pays véritablement émergent, a certainement besoin d’être enrichie, à son tour, par une dimension culturelle, dégagée de ce formalisme stérilisant qui transforme, souvent, le produit de la création, en décor de façade, même dans le cas, où il viendrait meubler des espaces intérieurs.
L’économie de l’art, comme je l’ai déjà précisé, quand j’avais traité de l’inachèvement, est autrement performante et il n’y a pas lieu de comparer sa performance à celle de l’économie des marchandises. C’est-à-dire qu’en matière de théorie économique, il faudrait, peut-être, distinguer la performance particulière de la dimension utopique dont une économie réellement performante, se doterait, pour être à même de faire face à l’impératif de créativité permanente dont elle est objectivement redevable, de la simple rentabilité, prévisible, planifiable et souvent comptable, de l’activité de production et d’échange des biens et des services. Comme dans le cas explicite du produit design, la valeur d’échange d’un produit, n’est pas tributaire seulement de sa capacité à bien répondre à la fonction pour laquelle il a été conçu, mais, également, de l’excellence de sa qualité de finition et de sa capacité de se distinguer, par sa valeur symbolique propre qui est, seule, capable de lui donner la distinction qui le rendrait remarquable, objectivement désirable et donc achetable.
Si j’ai tenu à tenir ces propos, en guise de conclusion, c’est aussi parce qu’ils me permettent d’établir un lien que je dirai organique, entre ma production de plasticien et de pédagogue et mon engagement d’intellectuel et de journaliste militant, sur fond d’utopie, dans un parti dont l’énergie qui le traverse et le maintient au pouvoir n’est pas étrangère à son passé de parti de résistance. Cela constitue, aussi, pour moi, une réponse à une question que m’avait posée, il y a trente ans, mon directeur de thèse à la Sorbonne. Celui-ci, en fin de soutenance, m’avait demandé d’expliquer le fait que je puisse tenir un discours critique, à l’égard de l’idéologie officielle d’un parti au pouvoir, sur les colonnes de la presse officielle de ce même parti.
Je me souviens que je lui avais répondu, en me contentant de dire que cette situation était spécifiquement tunisienne !
[1] Intellectuel et révolutionnaire américain d’origine anglaise.1737-1809. L’un des pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique
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