Tunisie: questions autour de la reconstruction économique . Par Tahar Abdessalem.

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La situation économique de la Tunisie révolutionnaire, ses perspectives et les conditions de la reconstruction et du développement suscitent inquiétudes, débats, conseils et propositions stratégiques. Si la conjoncture est difficile, voire porteuse de périls potentiels, et de ce fait appelle à la lucidité et l’adoption de mesures énergiques spécifiques, la discussion,  voire la controverse,  a concerné également le contenu des changements structurels à définir, les politiques de développement à élaborer et les conditions de leur réussite. Cela constitue assurément une obligation pour les partis politiques candidats à la conduite des affaires du pays, mais aussi un sujet d’intérêt pour la société civile et naturellement un champ d’analyse et de proposition pour le monde académique spécialisé. Les interrogations économiques de l’actualité tunisienne trouvent des échos plus larges, des implications régionales et internationales. Il ne s’agit pas uniquement des modifications profondes que connaitra la région euro-méditerranéenne, suite à la propagation de l’onde révolutionnaire, c’est également et surtout la bonne vieille dialectique de la démocratie et du développement économique qui est encore remise sur le métier, insérée ici dans le contexte arabo-musulman. 1.      Dans une tribune récente, Edmund Phelps, prix Nobel d’économie 2006, adressait une sévère critique[1] à l’initiative d’un groupe d’éminents économistes internationaux en direction du G8 pour le soutien à la transition démocratique en Tunisie[2], défendue notamment pat Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, son collègue à  l’université Columbia. Phelps contestait les principales recommandations de ce groupe d’économistes sur la base de son diagnostic des faits traduisant les raisons économiques de la révolution tunisienne. Face aux principales requêtes du plan de soutien économique à la Tunisie, consistant dans une aide budgétaire d’urgence pour subventionner les produits de première nécessité, une contribution au financement d’importants programmes d’investissement en infrastructures dans les régions défavorisées et l’instauration d’institutions et mécanismes efficaces pour la mise en œuvre de ces projets, Phelps affirme que la jeunesse contestataire renversa l’ancien régime parce qu’il l’empêchait d’accéder à un emploi valorisant, ne demandait ni « un plus grand confort matériel» ni  « meilleures infrastructures » mais « des opportunités leur permettant de se réaliser ». Il distingue deux facteurs principaux à cet effondrement : la main- mise des familles de l’ancien président sur le monde des affaires d’une part, et le contrôle bureaucratique de l’économie par les multiples règlementations et autorisations imposées aux entrepreneurs et porteurs d’initiatives, d’autre part, terreau du clientélisme et de la corruption y compris pour l’embauche et la digne insertion professionnelle. De ce point de vue, pour lui, la première priorité du changement et l’action la plus urgente consiste à  casser ces carcans et libérer le monde des affaires et les marchés du contrôle des maîtres de l’Etat (y compris les nouveaux, issus de la révolution), par l’instauration de droits intangibles, même contre l’Etat (libre entreprise, droit de propriété et des contrats) et d’institutions financières basiques et suffisamment proches de l’activité économique : c’est ce qu’il appelle le capitalisme 1.0, celui du 19e siècle du monde anglo-saxon.  2.      Sans revenir aux controverses classiques, et probablement dépassées, sur les trajectoires du développement économique (la nécessité de refaire tout le chemin des pays développés, la possibilité de contracter les étapes ou d’inventer un parcours original adapté au contexte historique vécu), et abstraction faite de l’interprétation vexée qui peut être faite de cette qualification, la position de Phelps traduit le point de vue libéral strict de l’Etat minimal limité aux fonctions étroites de la sécurité, de l’exécution des contrats et de la protection des droits individuels.

Cette approche réduit le rôle économique de l’Etat à presque rien, remettant la création des richesses et leur distribution aux bons soins de l’entreprise privée et des marchés. Elle est fondée sur l’adoption de conditions idéales de fonctionnement des systèmes économiques et d’une vision idyllique du capitalisme : concurrence loyale et parfaite, information également partagée par tous, inégalités sociales réduites, absence d’incertitude, marchés disponibles pour tous les biens et services nécessaires à la vie individuelle et sociale (ce qui peut se traduire aussi par marchandisation complète de la vie sociale), etc. La réalité économique et sociale révèle et prouve chaque jour la défaillance de ces conditions, encore plus saillante dans les pays en développement. Et ce n’est pas la globalisation (qui enfourchait le cheval de bataille de la libéralisation outrancière et tous azimuts) qui pourrait démentir cela, avec la grave crise financière et économique qui sévit encore.

L’Etat et le secteur public garderont des missions cruciales pour le développement économique : fonctions d’affectation des ressources pour les services fondamentaux (instruction, santé, transports et communication, recherche scientifique), la redistribution des richesses, la régulation conjoncturelle de l’économie ainsi que l’éclairage informationnel avec la prospective, la prévision, voire la planification stratégique. Les bouleversements et convulsions révolutionnaires rendent encore plus urgente l’action publique, et quand les appareils de l’Etat tiennent encore, ils révèlent leur caractère d’ultime recours face au retrait préventif des initiatives privées. Les gouvernements intérimaires doivent consolider la conjoncture et jeter les bases du moyen et long termes, tout en veillant à la sécurité, la protection des biens et des personnes.   C’est en ce sens que l’initiative du groupe des économistes internationaux peut être fondée. Des actions d’urgence doivent être accomplies dans un contexte de chute de la croissance et des ressources budgétaires : réparation des destructions et dégradations des équipements publics vitaux, maintien du fonctionnement des services publics, aides et soutiens aux populations pauvres dont les cris de misère étaient étouffés jusqu’ici par la dictature, solutions exceptionnelles pour atténuer la souffrance du chômage, réparation des injustices subies par les salariés précaires, exploités par des affairistes voraces ou par une bureaucratie sourde et indifférente. La récupération par la Communauté Nationale de toutes les richesses spoliées par l’oligarchie déchue, des biens et des actifs dans divers secteurs de l’activité économique nationale (agriculture, industries, services, finance,) mais également à l’étranger, un impératif de justice et de dignité, et leur remise au service de l’économie nationale, contribueront  à financer ces programmes publics. Mais les délais de réalisation demeurent incertains. La revendication centrale de justice sociale appelle la mise sur les rails d’orientations stratégiques pour la résorption des disparités manifestes en matière d’infrastructures sociales et techniques, si nécessaires par ailleurs à tout progrès matériel et toute dynamique économique. L’accélération de la mise en œuvre des programmes et des projets peut même contribuer à l’allègement du poids des déséquilibres accumulés, en premier lieu le chômage.  3.      La proposition centrale d’Edmund Phelps demeure cependant pertinente : aucune libération des énergies n’est possible sans changements profonds dans les rapports de l’Etat et de la société, y compris avec la sphère économique. L’autonomie des acteurs sociaux est un principe cardinal de la démocratie politique et sociale.   Il ne faut pas oublier que la Tunisie indépendante a connu l’Etat hégémonique dans toute sa splendeur : arguant de l’ampleur des actions à réaliser, associées aux impératifs de la « construction nationale », il installait  sa mainmise sur toute la société, s’érigeait en tuteur suprême et artisan exclusif de son destin. Mais face aux multiples crises, l’Etat a dû se rendre à l’évidence de l’impossibilité de régenter seul l’ensemble de l’activité économique et la définition des relations sociales qui l’encadrent. La montée progressive d’un certain libéralisme et des groupes sociaux qui l’incarnent, est restée organiquement liée à l’Etat et au parti unique qui le colonise, ne réussissant même pas à assurer l’autonomie d’une bourgeoisie consciente et agissant pour ses intérêts propres; celle-ci restait ballottée entre les contrariétés d’une bureaucratie étouffante (nécessaire à la survie du parti-Etat) et les sirènes de la connivence et de l’association, jusqu’à subir l’asservissement et l’assujettissement par une oligarchie mafieuse.   L’organisation démocratique de la société implique la reconnaissance solennelle et essentielle de l’autonomie de la société civile, de la possibilité de son existence indépendante de l’Etat. L’organisation des pouvoirs publics et leur équilibre doivent permettre l’exercice effectif des droits et libertés individuels et collectifs. Les réformes profondes de l’administration doivent viser la réduction, la simplification et l’allègement des procédures et des règlementations. De nombreuses institutions publiques devraient bénéficier d’une large autonomie de fonctionnement, dans le cadre d’orientations générales fixées par les autorités centrales (qui peuvent être exécutives ou législatives). Sur le terrain de l’économie, il s’agit de bien délimiter et clarifier le partage des rôles, les missions des acteurs (instances publiques, entreprises privées, associations, ONG, etc.). L’action économique publique, les rapports avec les opérateurs privés et les mécanismes de régulation doivent clairement et régulièrement justifier de leur efficacité socio-économique et de leur contribution à la justice sociale. C’est le fondement du principe de responsabilité auquel toute institution publique devrait se soumettre.

Tahar ABDESSALEM, 6 juin 2011[1] “For a Successful Arab Revolution”, Center on Capitalism and Society at Columbia University,http://www.stanford.edu/~johntayl/PHELPS%20LeMonde%20On%20G8%20Proposal%202011-5-20.pdf. « Un capitalisme du XIXe siècle pour aider les révoltes arabes », par Edmund Phelps, Le Monde, 26 mai 11 [2] «Un plan économique pour soutenir la transition démocratique en Tunisie », Le Monde, 18 mai 2011.

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