(Suite à l’article extrait intitulé : Assistance technique et partenariat culturel
Le projet d’exposition était en cours de réalisation, lorsque dans le cadre du même programme de coopération grâce auquel nous avions fait la connaissance de Moschini, l’opportunité d’effectuer une mission en France m’était offerte. Il s’agissait d’un séjour d’une semaine, au cours duquel a été programmée, sur ma demande, une visite éclair à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille où j’avais pu faire la connaissance, dans son atelier, d’un enseignant d’arts plastiques, Jacques Choquin, sculpteur professionnel de son état, et auteur de plusieurs réalisations d’art urbain, et que j’avais invité à Sfax, pour un séjour d’encadrement des étudiant de deuxième année Arts Plastiques.
Le programme de ma visite en France, comprenait également un passage obligé à l’Ecole des Beaux-Arts de Valences où je devais me réunir avec Moschini et m’entendre, avec lui, sur les données à caractère technique, concernant la galerie et son aménagement. L’exposition était sur mesure et comprenait des œuvres monumentales. Il fallait en connaître à l’avance, les dimensions des cimaises, les hauteurs sous plafonds, l’emplacement des ouvertures, le système d’éclairage, le recouvrement du sol, dallage ou autre etc. La date du vernissage a été fixée plus tard, à mon retour à Sfax et en accord, au préalable, avec les responsables des agendas respectifs et du Ministre et de l’Ambassadeur. Rendez vous était pris pour le 21 Avril 1997. Il était prévu la confection d’un catalogue d’impression de qualité, à la charge de la partie française, comprenant outre le texte introductif de l’Ambassadeur, une interview de l’artiste où il évoque ses œuvres, sous l’éclairage discret et indirect de sa première visite à cette splendide demeure rustique, qu’est le Borj Hédi Chaker. Ce qui n’a pas manqué de confirmer la dimension mythique, que lui conféraient, déjà, son passé de lieu de résistance et son présent d’atelier d’artiste. Le catalogue comprenait également, un texte de Mohamed Ben H’mouda, enseignant d’Esthétique à l’ISBAS et philosophe de formation. Il était prévu, également, à la charge de la partie tunisienne, la réalisation d’une affiche « grand format », imprimée en quadrichromie.
Tel que le prévoyait le plan fourni par l’architecte, le sol de la galerie devait être recouvert de dalles de marbre. Pour moi, au départ, il s’agissait d’une question de symbolique « politico culturelle » et non pas de désir d’apparat, de nature ostentatoire. Cette qualité de dallage était celle que l’on trouvait dans les institutions bancaires et je ne voulais pas que le lieu, alloué à l’échange désintéressé entre les habitués d’un espace culturel, tel une galerie d’Art, soit moins bien loti que celui connoté par l’intérêt économique et financier. En conséquence, on avait prévu un équipement assez important pour l’éclairage, une porte monumentale en bois rouge qui ouvrait su l’Avenue et une autre, plus discrète qui ouvrait sur la cour de l’école et des cimaises assez importantes, aussi bien en hauteur sous plafond qu’en surface. C’est dire que, selon les prévisions, cette galerie devait être d’un niveau qui n’aurait rien à envier aux galeries professionnelles, d’ici et même d’ailleurs.
Le chantier était en cours, le carrelage d’origine enlevé et le sol profondément creusé en vue de procéder à la pose des dalles de marbres sur un support adéquat, lorsque les services techniques de l’Université, qui avaient la charge de l’aménagement de la galerie, m’ont fait savoir qu’il leur serait impossible d’achever le chantier, avant le 21 Avril date, difficile à changer, parce que verrouillée par les deux agendas différents du Ministre et de l’Ambassadeur.
Comme je l’ai déjà signalé, l’inauguration de la galerie et le vernissage de cette exposition étaient devenus l’enjeu d’un « jeu politique » auquel je devais perdre. L’obligation de résultat dont j’étais redevable, en tant qu’initiateur du projet, se transformait, du coup, en obligation de reculer la date d’inauguration.
Et pour « mieux enfoncer le clou », quelques jours, avant la date fatidique, mon supérieur hiérarchique à l’Université, dont l’équipe technique est responsable, de ce retard dont on m’avait prévenu, plus d’une semaine à l’avance, est venu me rendre visite pour s’enquérir de ce que j’allais décider, pour faire face à cette situation. Il m’avait, alors demandé si j’allais oser recevoir le Ministre et l’Ambassadeur dans une galerie dont le sol est constitué d’un trou de près de vingt centimètres de profondeur !
J’avais alors répondu que « j’allais combler ce trou avec du sable.» En prenant soin de le dire en Arabe, dans le parler local, qui désigne le « raml » (sable) sous le vocable composite de « trab el oued » (terre de rivière). Croyant que j’étais pris de dépit et que je parlais sous l’emprise d’une colère retenue, mon interlocuteur n’a trouvé mieux à faire que de se retirer, en croyant me laisser à ma détresse.
Le jour même, je m’étais entendu, par téléphone, avec Moschini pour qu’il prenne en considération cette donnée nouvelle et fait la commande, aux frais de l’école, d’une grande quantité de sable fin ; que le personnel ouvrier rattaché à l’Institut, a pris soin de tamiser, avant de l’étaler sur le sol de la galerie. Ce qui a eu pour effet de me ramener à « Utopia Street » et de me rappeler un moment vécu en Mai 68 à Paris, lorsque des étudiants des Beaux-Arts de la Rue Bonaparte, étaient venus à La Sorbonne, coller une affiche sur laquelle on pouvait lire : « sous les pavés, la plage ».
J’ai informé, de nouveau, Moschini de l’évolution de la situation en lui rendant compte de l’effet obtenu et il m’avait assuré qu’il allait préparer « quelque chose » pour exploiter cette présence du sable.
Ce n’était pas la première fois que je faisais avec, face à une situation imprévue. Mais le détournement, pour des raisons extra artistiques, au départ, d’un chantier inachevé, en installation, m’avait beaucoup plu. D’autant plus que je m’étais rendu compte de l’aspect radicalement nouveau de cette situation, dans laquelle l’acte « artistique » de transformer, en plage de sable, ce chantier inachevé, n’était pas prémédité en tant que tel.
A l’origine, il s’agissait du comblement d’une béance, du rattrapage d’un manque, apparu dans « mon chantier », après l’abandon dont il a été l’objet, de la part d’un sujet qui se refusait à le laisser arriver à terme. Cette opération de colmatage n’était, en fait, que la conséquence du refus de laisser inachevé, l’aménagement de la galerie, et ce, dans la mesure où le projet technique réel consistait à « bien achever » le travail de finition afin que le dallage de cette galerie d’Art n’aie rien à envier à celui de la banque d’à coté.
Il a fallu passer par cet empêchement, pour me rendre à l’évidence ! Celle de la dimension idéologique de ma volonté d’établir une égalité de principe, dans le traitement de leurs sols, entre la galerie et la banque. Ce n’est qu’à partir de cette contrariété que j’ai fini par découvrir que mon souci d’attirer l’attention de l’environnement sur l’importance de la Culture, se plaçait dans le même champ de référence, que celui occupé par l’idéologie dominante de l’économisme rampant. Référence à l’efficacité, à l’idée de standing, et à l’exhibition ostentatoire des signes extérieurs de richesse, tant il est vrai que, dans ce cadre, l’ « on ne prête qu’aux riches ».
Référence, aussi, à l’image du travail bien fait, bien fini, bien achevé, selon des normes bien établies. Zéro défaut, exigeait le slogan de l’époque ; à un moment où nos entreprises étaient l’objet d’une opération de mise à niveau.
Le glissement sémantique entre le remblayage de ce trou béant, par du sable, perçu par mon vis-à-vis comme une manière de décider, par dépit, de recourir à un procédé expéditif et grossier, en vue de camoufler le flagrant délit d’inachèvement dont je serai coupable, le jour de l’inauguration et cette même action de remblayage du même sable, qui le fait dé-couvrir, en le transformant en sable même, représentait désormais, à mes yeux, le résultat d’une activité autrement performante. Cette activité n’est ni plus, ni moins performante que celle, à partir de laquelle on aurait achevé l’aménagement de la galerie en réalisant cette performance qui consiste à faire zéro défaut. Sa performance est autre !
Le glissement opéré dans la signification du remblayage m’a permis de me situer, face aux tenants des lieux, dans un non lieu, en Utopia.[1]
Cela m’a permis, aussi, de me situer, également, dans une autre économie, celle de l’Art, dont la performance se mesure autrement que par son évaluation, en termes d’efficacité et de finition prévue, parce que prévisible et même planifiable.
Performance, installation, instauration, production de sens, selon une logique propre, radicalement différente de celle qui vise la maîtrise du monde par sa domination ; c’est cela l’économie de l’Art. Une économie qui serait fondée sur l’inachèvement, la différance (Derrida) l’ouverture des choses sur leur polysémie originelle, primauté du travail sur l’objet et du cheminement sur le produit fini. Une économie performante, parce que libératrice, où l’activité créatrice serait synonyme de connaissance, comme le signalait Marx, avant que la dimension mystique de sa pensée ne soit recouverte sous le marxisme. Toutes ces références à Derrida, à Marx et, en filigrane, aux penseurs de l’Ecole de Frankfort, montrent que tout ce que je viens d’avancer, à propos de l’économie de l’Art était plus ou moins connu ; même si l’interprétation que je fais de ces références est loin d’être « philosophiquement correcte » ; surtout dans ce rapprochement que je fais, entre ces dernières et le champ spécifique de l’Art et de son économie. Mais ce qui s’offrait, à mes yeux, pour la première fois, c’était cette situation inédite, où je me voyais recourir à la logique particulière de la création plastique, dans un but différent de celui que l’on donne, habituellement, à la pratique autorisée de cette dernière. J’entends par pratique autorisée celle qui se fait, se réalise, ou se montre, dans un espace qui lui serait réservé ou même concédé d’avance. Telle la surface plane d’une toile, le terrain vague que l’on balise, pour le transformer en œuvre Land Art, l’esplanade que l’on consacre, un temps, à une installation éphémère ou, enfin, l’espace d’une galerie que l’on utilise comme support pour une intervention plastique. Ce dont il s’agissait, ici, et qui, à ma connaissance, était inédit, c’est que ce recours à la logique particulière de la création plastique, au-delà de ce qu’il véhiculait comme effet d’Art, s’est révélé, être aussi une manière efficace de faire face sur un terrain politique qui était loin d’être symbolique au sens que l’on donne à ce mot, lorsque l’on parle d’activité symbolique. Le recours à l’économie de la création plastique contemporaine, avait transformé, sans que je le veuille, le projet de construction de cette galerie en action artistique à résonance politique et dont la logique de résistance [2] s’était révélée plus performante. Dans ce face à face avec les tenants de la maîtrise administrative, ce renoncement à continuer l’opposition sur le terrain de l’idéologie, a rendu mon action invisible et donc difficilement contrôlable. Et ce, sans avoir eu, à quitter l’espace même dans lequel, la réalité administrable du chantier et la réalité artistique du sable étalé sur le sol de la galerie ne sont plus clairement distincts.
En passant dans « la clandestinité en plein jour »,[3] l’art, pourrait, désormais, prétendre à une qualité de maîtrise, pour le moins, autre. Celle qui, à travers la mise en valeur spécifique du visible, fait accéder la conscience du sujet, à la réalité, ineffable, insue et invisible du monde.
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[1] Ce mot a été utilisé dans ce sens, pour la première fois, par Tomas More, pour parler de « pays imaginaire ». Moins politique mais, philosophe et théologien comme le penseur « martyr » anglais et grand interprète des passions, Ibn Arabi avait parlé de « La Terre de Vérité » (ardh el haqiqa) en consacrant à sa description, en tant que réalité seconde, un chapitre entier d’«Elfutuhat el mekkyah ».
[2] Logique de résistance que l’on pourrait opposer à logique guerre, dont François Mitterrand avait parlé en 1991, à la veille de la première guerre contre l’Irak de Saddam Hussein
[3] Clandestinité en plein jour, une notion à travers laquelle j’ai eu, en tant que journaliste politique, à interpréter cette pratique subtile de la résistance inaugurée par Bourguiba vers les années trente du siècle passé. Cela commence par la création d’un nouveau parti au sein d’un vieux. Ce dernier, étant considéré comme caduque et dépassé a été, en fait transformé en coquille vide et, en tant que tel, il n’en continuait pas moins à servir de couverture légale au nouveau (néo) qui, de la sorte, n’était pas dans l’obligation de s’adresser aux autorités coloniales en vue de l’obtention d’un visa (pour la création du Néo Destour). Ainsi l’on peut supposer que le parti politique qui a réussi l’indépendance et la fondation de l’Etat moderne n’aurait jamais eu de visa.
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