Lorsqu’à la fin de l’été 1995, j’étais chargé de la mission de fonder l’Ecole des Beaux-arts de Sfax, ma nomination, à la tête de cette institution universitaire nouvelle, n’avait, à mes yeux, que l’avantage de changer de lieu de résidence et celui, encore plus agréable, de découvrir, au quotidien, une ville que j’avais, toujours, trouvée authentique et dont la population est réputée laborieuse. J’avais migré vers le nord aux débuts des années soixante et pris l’habitude, chaque fois que je revenais de « chez moi », situé dans mon village natal des environs de la ville de Sousse, de « monter », à Tunis, mon lieu de résidence et de travail. Ma nomination à Sfax a été, donc, à l’origine d’un changement d’orientation, qui allait me faire redécouvrir mon Sud, sans pour autant, me faire perdre mon Nord. Si je fais miens le Sud, autant que le Nord, c’est pour dire qu’en fait, depuis toujours, le Nord a représenté pour moi, l’espérance et le Sud un sentiment de nostalgie profonde des origines.
Je me souviendrai longtemps de cette fin de matinée de mois d’août, quand j’avais débarqué au milieu de la cour intérieure d’un immeuble, à l’allure modeste, qui abritait les services du Rectorat de l’Université du Sud[1]. Mon supérieur hiérarchique m’attendait dans son bureau, à l’étage. L’accueil plutôt poli et courtois, était, également, plein de sous entendus. Il a été surtout question des conditions matérielles de mon installation qui ont été l’objet de négociations, dans des termes diplomatiques, portant sur l’attribution, au fonctionnaire que j’étais, d’un logement de fonction. Mon hôte m’a fait comprendre que celui-ci devrait être strictement fonctionnel, parce que de fonction , en me précisant que tel était l’usage ici et m’invita à le suivre, en voiture, pour une visite immédiate d’un petit studio de gardiennage, situé à l’entrée d’un terrain de sport, jouxtant un foyer universitaire de la zone du campus. L’institution universitaire au sein de laquelle l’Autorité de tutelle avait décidé d’héberger, durant cette première année de démarrage, l’Ecole des Beaux-Arts, comprenait, pourtant, dans son enceinte, un véritable logement de fonction. Le collègue qui était à la tête de l’établissement hôte, ayant sa propre maison en ville dans laquelle il habitait effectivement, j’avais donc émis le souhait d’occuper le logement vacant. Face au refus catégorique de mes interlocuteurs, j’avais pris la décision de rendre compte, de cette situation, à qui de droit, à Tunis. On se souvint, alors, de l’existence d’autres logements de fonction vacants, dont un situé à quinze kilomètre, dans une banlieue que nous avions trouvée, mes enfants, mon épouse et moi-même, assez agréable et quelque peu pittoresque. Un petit village de pécheurs dont le monde entier connaît aujourd’hui le nom, sans le savoir, depuis que l’air folklorique, dédié au saint patron dont il porte le nom, a été repris, dans plusieurs langues, par des groupes de musique, dont la production est diffusée à l’échelle planétaire.
Les premiers jours de notre installation à Sidi Mansour, nous avions été, séduits par la beauté simple de ces dizaines de petites embarcations qui flottaient à la surface d’une eau que je trouvais étrangement calme, comparée aux eaux vives, auxquelles j’étais habitué à Chott Maria[2] où je suis né et où j’ai passé une bonne partie de mon enfance.
Quelques jours plus tard, le paysage était, tout d’un coup, totalement transformé. J’assistais, pour la seconde fois dans ma vie, à ce phénomène naturel de marée qui était à l’origine de ce comportement lunatique de ces eaux calmes qui venaient de se retirer, mettant à nu tout le fond, pour le moins pollué, sur lequel ces dizaines de petites embarcations étaient échouées ; alors qu’hier, elles tressaillaient de vie, sous le souffle d’un vent léger nord-ouest, en provenance du golfe.
La première fois que j’ai eu à observer, de visu, ce phénomène de marée, c’était à l’âge de vingt ans, lors de mon premier séjour en France, dans une ville de la côte normande, Le Tréport, où je m’étais rendu, en compagnie de deux amis de jeunesse, Mohamed El Hédi Krifa instituteur forgeron de son état et Abdelmagid Elbekri, artiste peintre connu, et ce, pour y visiter une grande exposition consacrée à Georges Rouault, cinq ans, après la mort de ce grand artiste français, dont nous avions apprécié, la facture quelque peu sombre aux résonances spirituelles.
Revenons à Sfax, en cette fin de l’été 1995, où passées les premières semaines et les difficultés somme toute normales, j’avais commencé à mesurer, à leur juste valeur, les vraies dimensions de l’enjeu et, surtout, à réaliser l’importance et l’urgence même, de la création d’une école d’art, au sens le plus actuel, dans une ville que tout le monde s’accorde à qualifier de capitale économique de la Tunisie. Particulièrement, quand on rappelle que partout dans le monde économiquement avancé, l’idée de la création artistique est souvent prise en charge[3] de manière à ce que la création de valeurs artistiques nouvelles se traduise, en fin de compte, en valeurs monétaires. Il est vrai que par réflexe politique, j’avais pris soin de me préparer, quelques semaines avant mon départ pour Sfax et ce, en me documentant, au maximum, sur l’histoire de cette ville dont quelques pans entiers demeurent recouverts de mystères. De par ma pratique, en parallèle à mes activités d’enseignant, du journalisme partisan,[4] je connaissais, déjà, l’importance de l’action de résistance héroïque que ses habitants avaient opposée à la marine française lors de la pacification de l’intérieur du beylicat de Tunis, suite à la signature du Traité du Bardo ; ainsi que le rôle, remarquable, joué par les jeunes militants et militantes de Sfax, au sein du Mouvement National. Et ce, dans le cadre, aussi bien, d’organisations, politiques et syndicales, que d’associations culturelles, sociales et mêmes sportives. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler l’appellation d’origine du Club Sportif Sfaxien[5] et de se référer, en l’occurrence, à un article juteux, sur fond d’humour, écrit par Mahmoud Bayram Ettounsi[6], en 1937, à l’époque de son exil tunisien, et dans lequel le poète et polémiste égyptien de talent rapporte comment les jeunes du club sportif local s’étaient joints aux jeunes de L’Espérance de Tunis (venus leur disputer un match), pour aller chahuter une réunion politique du Vieux Destour qui allait se tenir à Borj Ennar. J’avais pris soin d’agrandir, en vue de l’accrocher dans mon bureau, une carte de la région de Sfax, établie par Jean Despois, dans sa monographie intitulée « La Tunisie centrale, Sahel et basse steppe »[7] et sur laquelle le chercheur avait indiqué, avec précision, l’étendue des « terres sialines ». Ces terres constituaient une bonne partie de l’actuel gouvernorat de Sfax et ont été transformées, après l’avènement du Protectorat, en forêt d’oliviers, qui sera le point de départ d’une activité économique qui ne cessera, de transformer la société sfaxienne, depuis l’époque où elle a été associée à cette action de « mise en valeur » de la steppe et que Despois appelle « la colonisation franco- sfaxienne ».
Peu après mon installation, j’ai ajouté à cette carte des terres sialines, plusieurs tirages de plans de la Médina de Sfax, que m’avait donnés Si Ali Zouari, encore responsable, en cet hiver 1995, des services de sauvegarde et d’étude des monuments historiques de la ville et auprès duquel j’ai trouvé une écoute généreuse, en remarquant, avec un profond sentiment de respect, le grand amour qu’il porte à sa ville.
C’est, en effet, en sa compagnie que j’ai eu la chance de découvrir l’existence, à Sfax, de véritables joyaux d’architecture dont ces remparts qui « ceinturent » l’ancienne cité et qui, par ailleurs, donneraient à la ville l’une des significations possibles que l’on pourrait trouver à son nom. « Asfaqis » serait un mot tamazight qui correspond à « m’hazzem » en arabe (en français ceinturé). En découvrant, plus tard et sur indication de mon frère, cette interprétation que donne A. Pellegrin, du mot Sfaqs dans un article d’un vieux numéro de la Revue IBLA[8] des Pères Blancs de Tunisie, je m’étais expliqué l’usage particulier, du mot que les habitants de Sfax, utilisent pour désigner les canaux, creusés autour de la ville, pour la protéger contre les inondations. Ce mot n’est autre que « h’zam » dit parfois, « h’zam Bourguiba », parce que ces grands travaux ont été réalisés, vers le début de la décennie quatre-vingts, du siècle passé. Selon cette appellation, ces canaux périphériques constitueraient les nouveaux remparts protecteurs de la ville et indiqueraient, en quelque sorte, les nouvelles limites de « Asfaqis ».
L’évocation des remparts et du « Nouveau Sfax » me ramènent à celle de mes préoccupations de départ, durant les premiers six mois, après la prise de mes fonctions. Il s’agissait de l’urgence qu’il y avait à trouver un emplacement adéquat pour l’édification de l’Ecole des Beaux-Arts nouvelle, tâche à laquelle j’avais essayé de me faire associer, mais en vain ! Les négociations tractations concernant ce sujet étant jugées assez délicates, il était nécessaire de faire preuve de discrétion, afin de ménager les susceptibilités des uns et des autres, parmi ceux dont les intérêts allaient être touchés par cette décision à caractère administratif.
Se joignaient, à ces intérêts, d’autres à caractère académique, pourrait-on dire. Mais ceux la étaient les miens, également.
Voulant, sans en avoir peut être l’intention, confirmer, dans la réalité matérielle, leur désir d’annexion du domaine de l’Art par une certaine pensée essentialiste, certains collègues influents de l’institution hôte, proposaient, pour y construire la nouvelle école, un grand terrain, appartenant au Département de tutelle et se trouvant dans le voisinage immédiat de la Faculté des Lettres, dont nous avions occupé les locaux destinés au département d’histoire, durant cette année de démarrage. Il fallait, à mon sens, éviter cette annexion symbolique, afin de sauvegarder, au maximum, la spécificité du champ artistique et de le protéger contre les tentations d’hégémonie dont il continuait, en Tunisie, à être, l’objet de la part des tenants du champ philosophique classique.
D’autant plus, qu’en dernière analyse, je me devais de considérer, à coté de la dimension universitaire évidente de la nouvelle institution, d’autres, non moins importantes et qui étaient, pour moi, aussi évidentes que la première. C’est qu’après quelques réunions auxquelles j’ai participé, au Conseil de l’Université, à la Commission Municipale de la Culture et au Comité Culturel Régional, j’avais commencé à nouer des liens d’amitié avec quelques uns, parmi les notabilités culturelles de la ville, dont le Docteur Mohamed Aloulou, cardiologue mais surtout, homme de culture, très actif au niveau de la vie associative sfaxienne ; fils d’un grand militant nationaliste, dont une rue du nouveau Sfax porte le nom. Je connaissais déjà la participation du père, Ahmed Aloulou, au fameux Congrès de Sfax, en 1955, au cours duquel devait se décider la destinée future de la Tunisie sous la conduite de Bourguiba.
Ainsi, je m’étais mis à m’initier à ce nouveau milieu qui allait être le mien, durant quatre ans, et au sein duquel je me devais de réussir ma mission de fonder une école supérieure d’Art dans une ville que je trouvais, malgré tout, aliénée par sa réussite économique.
C’était cela, cette autre dimension qui ne relevait pas, nécessairement, du caractère universitaire ou académique du projet. Car, je m’étais rendu compte assez rapidement, que la notion que, dans sa majorité, cette élite cultivée, se faisait, de l’Art et de son enseignement, pourrait se résumer en la croyance en certaines idées reçues, vouant l’art à des fins décoratives, au plus, à des fonctions d’« illustration traduction » de pensées plus ou moins nobles et limitant sa pratique à une chance donnée aux artistes leur permettant de s’exprimer librement.
Il est vrai que l’élite de Sfax n’est pas la seule à colporter cette vision de la création artistique, plus ou moins marquée de reconnaissance concédée.
Mais lorsque cet intérêt pour les arts prend la forme d’« encouragement aux artistes » et que le mépris respectueux, du sponsoring condescendant, se met à se faire passer pour du mécénat, le confusionnisme pourrait atteindre certaines valeurs de base, sans lesquelles la production culturelle en général et celle des arts plastiques en particulier, ne pourraient acquérir leur sens véritable.[9] La nature de l’intérêt des « entrepreneurs » pour la chose culturelle, à travers la pratique du sponsoring, se reconnaît, à la manière, peu discrète, à travers laquelle, les annonces géantes des activités culturelles affichent, sur les vieux remparts, les noms des entreprises sponsors. Souvent cette indication de l’identité du sponsor, qui répond aux fins publicitaires de toute activité de sponsorisation, conformément aux règles en usage dans le monde du sport et de la culture, prend des proportions telles que l’annonce, à caractère culturel, s’en trouve reléguée au second plan.
Il faudrait rappeler, à la décharge de ces entreprises sponsors, que ces dernières ne sont pas les seules responsables de cette situation. Car, tout se passe comme si, au niveau des partenaires artistes ou de leurs associations culturelles ou même à celui du département des Affaires Culturelles, il y aurait un accord tacite qui reconnaîtrait la primauté de l’Economique sur le Culturel. Des exemples précis peuvent être cités, pour illustrer cette acceptation par tous de ce rapport d’échange inégal entre la culture et l’économie ; acceptation à partir de laquelle on soumet la vision libératrice de l’activité de création à celle rentable de l’industrie culturelle. J’avais, en effet, été invité à assister, en tant qu’observateur, dès les premières semaines de mon installation à Sfax, à des réunions de sensibilisation et de travail, consacrées à ce rapport entre Culture et Economie et au cours desquelles des responsables de l’Administration de la Culture, venus de Tunis, essayaient de motiver les entreprises locales à l’investissement dans le secteur culturel.[10] Cela consistait en la présentation d’un certain nombre de suggestions, se rapportant à l’existence de domaines d’activité de production culturelle qui pourraient être économiquement rentables. Cette rentabilité escomptée, c’étaient les agents du Ministère qui essayaient d’en convaincre leurs interlocuteurs, hommes d’affaires et industriels, considérant, peut être, qu’ils sont plus à même de reconnaître les intérêts de ces derniers qu’ils ne peuvent le faire eux-mêmes !
Perçu à travers cette approche, idéaliste à souhait, adoptée par les fonctionnaires de la Culture qui ont commencé par se mettre à la place des investisseurs, cet intérêt projeté, ne pouvait être différent des motivations réelles des entrepreneurs. Il s’agit, dans les deux cas, de la même vision qui pose le comportement, immédiatement intéressé de l’investisseur non averti, comme étant indépassable.[11] Cette approche trahit, en fait, la totale méconnaissance des multiples marchés, aux fonctionnements souvent spécifiques et différents, de ce secteur économique complexe, dans lequel se gère le rapport entre culture et économie. Méconnaissance dont font preuve, aussi bien les hommes d’affaires et industriels frileux que leurs vis-à-vis, parmi les artistes, leurs associations et les fonctionnaires qui voudraient intégrer les activités de ces derniers dans le circuit économique.
Revenons, à présent, à l’évocation, de cette question du choix de l’emplacement futur de l’Ecole des Beaux Arts de Sfax, qui se posait encore, en ce printemps agréable de l’année 1996, l’automne et l’hiver 1995 ayant été pluvieux. Considérant que la création de cette nouvelle institution universitaire devrait avoir, également, des répercussions que je souhaitais positives sur l’environnement social, culturel et même économique, j’avais essayé, de formuler un projet alternatif, en vue de contrer, d’une manière utopique, les projets réalistes dont l’administration négociait, discrètement, la réalisation.
Je dois préciser à ce sujet que, pour l’aboutissement possible de ce projet utopique j’avais trouvé, auprès de Si Ali Zouari, un réel soutien. Et pour cause ! Le projet consistait à implanter la nouvelle école, au cœur même de la Médina.
Comme toutes les médinas des grandes villes de Tunisie, celle de Sfax a subi les conséquences de l’évolution rapide que le pays connaît, depuis le début des années soixante dix. Les îlots résidentiels des vieilles cités de Mahdia, Sousse, Kairouan ou Tunis, comprenaient de splendides demeures traditionnelles, richement décorées de grands murs de céramique et de panneaux en bois peints, et qui ont été l’objet de désaffectation souvent dégradante ; à Tunis, en particulier, avant que les pouvoirs publics et l’initiative privée ne limitent les effets néfastes de l’ « oukalisation ». Pour Kairouan, Sousse et Mahdia, le fait qu’une bonne partie des habitants d’origine n’ont pas eu à abandonner leurs vieux quartiers, pour des zones résidentielles nouvelles, mieux loties, ont fait que ces médinas n’ont pas eu à subir le sort de certains quartiers de Tunis. Pour Sfax, il faudrait encore parler de cas particulier. L’évolution rapide à laquelle j’ai fait allusion, s’y était traduite, entre autre, par l’émergence d’une activité économique plutôt parallèle et qui a été le résultat de la conversion de certains artisans du cuir, en patrons d’ateliers, semi clandestins, de production de chaussures légères, en matière plastique.
« Signe des temps nouveaux » aurait dit Berque. Je dirais plutôt, curieuse dégradation des valeurs qui accompagne la montée de cet économisme rampant qui s’empare des êtres avant de s’attaquer aux choses. Lorsque l’on rappelle que ces artisans du cuir entretenaient, avec ce matériau, à la préparation complexe, une relation intime, sur fond de mystique, où il était question de mort, de résurrection et d’accès à l’éternité, pour évoquer les différentes phases de traitement des peaux, l’on se rend compte de la distance qui sépare le fabricant clandestin de fausses marques d’espadrilles de l’artisan qu’il était.
Mais, l’économisme rampant n’aliène pas seulement les êtres. L’artisan, devenu patron clandestin chez soi, occupera, l’une après l’autre, les vieilles belles maisons de la Médina. Au grand désespoir de certains hommes de culture, tel si Ali Zouari, qui avait bien voulu me tendre une main complice. C’était au cours d’une visite au local de Borj Ennar, que je lui avais fait part de mon idée d’installer l’Ecole des Beaux Arts, dans les maisons traditionnelles de la vieille cité. Cela consistait à proposer l’acquisition par l’Etat, d’une dizaine de maisons anciennes, de les restaurer et de les transformer en ateliers d’enseignement. On pouvait, même, les trouver rassemblées, dans l’îlot ayant pour centre l’école primaire El Abbassia et comprenant une galerie d’Art, un Musée et une très belle mosquée, toute discrète, du nom de Sidi Elyas. Le tout donnant sur la place ombragée de Bâb El Kasbah. Par un heureux hasard, l’école El Abbassia était fréquentée, en majorité, par les enfants des personnes qui travaillaient dans ces ateliers, installés dans les maisons d’alentours. L’école était assez spacieuse pour contenir une administration, une bibliothèque, un petit amphithéâtre et quelques salles de cours, ainsi qu’un bloc sanitaire conséquent. De mon projet je me souviens en avoir touché un mot au Gouverneur, lors d’une visite que ce dernier effectua à la Faculté des Lettres. Puis, au cours d’une soirée ramadanesque, organisée par le promoteur d’un petit complexe culturel privé, qui comprenait un café maure, logé sur les terrasses, une salle de conférences et une galerie d’art[12] j’ai fait part de mon idée à l’assistance, composée d’étudiants, d’enseignants et d’autres personnes intéressées par l’activité culturelle à titre privé, tel le promoteur de ce petit complexe de culture et de loisirs, médecin psychiatre de son état.
J’avais alors parlé des retombées positives, à caractère culturel, sociologique et même économique, de l’injection, dans le tissu urbain de la Médina, de plus d’un millier d’étudiants, dont une majorité de jeunes filles, précisément, dans ce quartier dégradé et livré, de plus en plus, à l’insécurité. Car, dans mon esprit, la circulation des étudiants entre ces vieilles maisons, devenues ateliers et d’autres demeures changées, quant à elles, par la force des choses, en lieux de vie nouvelle pour ces nouveaux habitants, transformerait l’utopie en réalité. On pourrait imaginer que, pour garantir un minimum de sécurité à cette population de jeunes, les pouvoirs publics auraient été dans l’obligation d’affecter un service d’ordre conséquent. On pourrait, également, supposer qu’une fois passés les premières semaines et même les premiers mois, après le choc de cette rencontre inhabituelle entre une population estudiantine artiste et les habitants d’un quartier populaire, il n’y aurait pas eu seulement que les problèmes graves et supposés insolubles que l’on pourrait prévoir, (à juste titre, peut être) à travers des scénarios moins optimistes. A la fin du printemps, lors d’une visite qu’il effectua à l’Université du Sud, le Ministre m’a fait remarquer que mon projet était difficilement réalisable parce que l’école éclatée, dont les ateliers seraient disséminés dans les ruelles de la vieille ville « sera tout bonnement ingérable ». Je n’en ai plus parlé depuis. Mais au fond de moi-même, je continue toujours à croire qu’il était possible de gérer cette institution « éclatée » à partir d’une vision de la gestion qui serait, elle aussi, « éclatée ». Utopia Street !… aurait déclamé Alain Jouffroy, ce grand poète de notre temps et que j’ai eu plaisir à rencontrer, en compagnie de Bernard Tesseydre, dans son appartement parisien, un soir de printemps de l’année 1978, à la suite de ma soutenance de thèse qui a eu lieu, l’après midi du même jour, à l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne.
[1] L’appellation d’Université du Sud à Sfax, pourtant officielle, tout comme celle d’Université du Centre à Sousse, n’avait pas été adoptée par les autorités universitaires locales qui lui avaient préféré l’appellation d’Université de Sfax pour le Sud. L’officialisation de ce détournement d’appellation s’est fait par le recours à un subterfuge juridique qui a consisté à profiter de la parution d’un texte, au journal officiel, ayant trait à des questions de gestion et de budget et se rapportant à cette institution, pour faire glisser, la nouvelle appellation, créant ainsi une sorte de fait accompli qui ne tient compte d’aucune considération à caractère scientifique, épistémologique ou tout simplement politique, à un niveau national. Lors de mes premières participations, au conseil de l’Université, j’avais signalé que pour ma part j’allais, au niveau des documents de l’ISBAS adopter l’appellation Université du Sud à Sfax , en précisant à mes collègues présents que cette limitation de la vocation de cette université à une région ( pour le Sud ) contredit la vocation universaliste de principe de toute université et introduit, en même temps, une connotation d’hégémonie par rapport aux autres gouvernorats du Sud où ont été, également, implantées des institutions universitaires dépendant de cette même Université. Durant une très courte période, tout de suite après la désignation de si Hamed Ben Dhia au poste de recteur, l’enseigne lumineuse géante, érigée sur la façade du Rectorat, avait adopté l’appellation d’ « Université du Sud à Sfax », pour être retirée, quelques semaines après, sur ordre de l’Administration Centrale. Au même moment, le logo que j’avais établi, moi-même, au nom de l’Université du Sud, a été modifié, dans le même sens, au niveau du texte. Quant à son contenu graphique, il demeure, jusqu’aujourd’hui, inchangé. De son côté, mon ami, le Docteur Abdelmajid Ezzahaf, m’avait fait réaliser, également, le logo de la Faculté de Médecine dont il était le doyen.
[2] Agglomération agricole, spécialisée dans la culture maraîchère et située sur le bord de mer, dont la majorité des plantations appartenaient à des familles du village d’Akouda, situé un peu en retrait, à près de deux kilomètres, à vol d’oiseau. Selon la tradition locale, reprise par Esma Harrouch Ben H’mida, dans son roman Murabitun (L’Harmattan ; Paris 1999), Chott Maria tirerait son nom de l’existence, sur son sol, de familles chrétiennes du nom de Ladhari (les adorateurs de la Vierge Marie) convertis à l’Islam au XIIème siècle. Vers les années soixante, son nom a été « arabisé » et transformé en Chatt Mariem, lieu de villégiature estivale dépendant de la commune d’Akouda et jouxtant la grande zone touristique d’El Kantawi
[3] Dans un article d’une dizaine de pages publié en PDF sur Internet (juin 2007), Jean-Claude Meiller, ancien professeur d’histoire géographie économiques fait observer que cette subordination des Arts plastiques au règne violent de l’argent, suscite un malaise diffus qui contribue au malaise général que l’on perçoit dans les pays dominés par la logique marchande.
[4] Durant les années soixante dix et quatre vingt, dans les quotidiens El ‘Amal, l’Action, et l’hebdomadaire Dialogue dont j’ai été le directeur rédacteur en chef jusqu’en mars 1988. Il s’agit des organes d’expression arabe et française du Parti destourien, au pouvoir en Tunisie depuis l’Indépendance
[5] Le club sportif local qui a fêté ses soixante dix ans d’existence en 1997 s’appelait jusqu’aux débuts des années soixante le Club Sportif Tunisien.
[6] Journal « Echabab » en date du 29 juillet 1937, article intitulé « qudama’ bani adam »
[7] Jean Despois : La Tunisie orientale, Sahel et basse steppe, étude géographique. P.U.F. Paris 1955.Chapitre 4, page 340.
[8] Revue IBLA, (numéro 38, 10ème année, 2ème trimestre 1947) : article intitulé : Contribution à l’étude de la toponymie tunisienne : Sur l’étymologie de Sfax. Institut des Belles Lettres Arabes. Tunis 1947
[9] L’on peut citer comme exemple de cette attitude qui peut nuire à l’instauration de valeurs culturelles, le cas d’un groupe d’artistes de la ville de Sfax qui, chaque année organise une exposition collective en y invitant un des artistes tunisiens de notoriété, en se faisant sponsoriser par un industriel connu. A l’une de ces expositions, la première, je crois, et à laquelle a été convié le peintre Habib Chebil, le sponsor a eu l’honneur de signer un texte de présentation qui suit immédiatement celui du Ministre de La Culture. Mais, estimant que l’honneur qui lui a été accordé n’était pas assez pour compenser le financement de l’impression du catalogue qu’il avait prise en charge, il avait demandé à Chebil de lui « faire don » de l’une de ses toiles exposées. Face au refus de l’artiste, ce dernier s’est vu mettre à la porte de la chambre d’hôtel où il descendait en tant qu’invité.
[10] En fait, l’idée d’intéresser les investisseurs sfaxiens au secteur des industries culturelles a été l’une des premières initiatives du Centre d’Etudes et de Documentation pour le Développent Culturel (CEDODEC), du Ministère de la Culture. Ce centre avait déjà organisé, le 22 Mai 1992, avec la collaboration de la Chambre de Commerce et de l’Industrie du Sud une journée d’étude consacrée au thème « Culture et entreprises : vers de nouveaux modes de financement et d’investissement ». (Réf. Le quotidien Le Renouveau, en date du 22/05/1992, page 15).
[11] La volonté politique d’intégrer la production culturelle dans l’ensemble de l’activité économique, a commencé à faire jour des les débuts des années soixante dix. En 1973, Le Premier Ministre tunisien Hédi Nouira, lors de son inauguration de la première galerie privée, la Galerie Gorgi avait, dans une déclaration, invité les investisseurs privés à prendre le relais de l’Etat dans l’intérêt pour les activités culturelles qui pourraient devenir, elles aussi, lucratives et rentables. On invoquait souvent l’exemple du cinéma égyptien et de l’édition libanaise ainsi que la prise en charge, par les investisseurs du Golfe, de la production de séries télévisuelles égyptiennes
[12] Il s’agit de l’Espace Aly Ben Salem, baptisé du nom de cet artiste, en souvenir du fait que durant la seconde guerre mondiale, Aly Ben Salem avait ouvert à Sfax, près de la gare, un atelier d’initiation à l’art de peindre, fréquenté par des jeunes de la ville. Quelques mois, après l’ouverture de la nouvelle école, au cours d’un dîner organisé en son honneur et auquel j’étais également convié, Aly Ben Salem, auquel me liait une amitié de plus de vingt ans, devait me rappeler, sur le ton de la taquinerie que c’était lui, en fait, le premier directeur des Beaux-Arts de Sfax. Je rappelle, par ailleurs, que cet artiste tunisois, dont le père instituteur, avait exercé à Kalaa Kebira, connaissait depuis son enfance, aussi bien cette ville que les villages environnants dont Akouda.
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