Il s’agit ici, d’une étude que je vais partager sous forme d’une série d’articles traitant de l’Enseignement Supérieur à l’épreuve de l’Economie dont la rédaction date de la seconde moitié des années 2000, publiés en 2009 dans un livre intitulé « La Culture et l’Université à l’épreuve de l’Economie ». dans cette première partie je commence mon analyse par l’évocation des rapports entre l’espace universitaire et l’espace social et qui porte, plus spécialement, sur cette période de mutation, que connaît notre université depuis près de cinquante ans et qui remonte aux débuts de la décennie soixante dix. Je considère, en effet, que, paradoxalement, ce n’est qu’après le dépassement de la période des années soixante, au cours de laquelle on avait érigé, en principe fortement idéologisé, la mobilisation de l’Université dans le cadre de l’entreprise de développement global, que la question de l’intégration de cette dernière dans le processus de production, commence à s’imposer comme une nécessité objective. Et ce, bien au-delà du caractère libéral des orientations économiques qui seront prises, dès les débuts des années soixante dix et sans que l’on éprouve, durant près de dix sept ans, le besoin de préciser la nature des changements de fait, apportés à nos options idéologiques, demeurées socialistes, jusqu’à la transformation du P.S.D. en R.C.D., lors de la réunion historique du Comité Central du Parti, le vendredi 26 et le samedi 27 février 1988.
Cela avait commencé, quelques temps après le dépassement de la phase « coopérativiste », par l’adoption d’une conception, quelque peu particulière, de la question du développement. Celle-ci avait consisté à établir une sorte de « partage » du travail, entre une structure de « gestion du politique » d’un côté et une structure de « gestion de l économique » de l’autre. Pour la gestion du politique, il s’agissait d’une administration qui avait transformé, en une sorte de « d’extrêmisme du milieu », la pensée critique, à partir de laquelle Bourguiba qualifiait d’archéos, aussi bien les adeptes du conservatisme musulman, que ceux des différents dogmes dits de gauche. Il en est résulté une réduction de la pensée active d’origine, en tactique de la ligne médiane, qui s’était traduite, au niveau de la gestion de l’espace universitaire, par des attitudes d’encouragement des uns contre les autres, des différents groupuscules, qui commençaient déjà, à se disputer la maîtrise de cet espace de savoir, transformé, en espace d’affrontement idéologique.
C’est dire, également, que le renoncement, de la part de l’Administration du Parti, à cette pensée critique, a eu pour conséquence, de changer, en guerre de postions, ce qui aurait pu être, l’occasion d’une confrontation d’idées « maturisante », plus conforme à la vocation libératrice, de la pensée bourguibienne d’origine.
Quant à la gestion de l’économique, cela avait consisté à opter, dans les faits, pour un régime économique libéral, sans, pour autant, opérer de distance critique nécessaire, à l’égard des options qui avaient amené à la transformation, au Congrès de Bizerte d’Octobre 1964, du « Parti Libéral Néo-Destour » en « Parti Socialiste Destourien ». Ce qui n’avait pas manqué de créer une sorte de « vide idéologique » que le discours reproduit par les différentes instances du Parti au pouvoir, transformé, en conséquence, en parti de pouvoir, ne pouvait remplir.
Il faudrait faire observer, à ce propos, que de par sa nature critique de toutes les idéologies, (en vue de leur dépassement et non pas de leur négation), le « mode de penser bourguibien » n’avait pas été réellement mobilisé, ni pour défendre les options socialistes des années soixante ni celles libérales des années soixante dix. Il y a une différence de nature, entre les discours de mobilisation que l’on élabore autour d’un programme politique de développement économique et social et l’inscription de ces derniers, dans une optique de réflexion, qui en ferait une vision du monde, dont la cohérence interne est souvent plus performante, en matière de mobilisation politique
Ainsi l’esquisse d’une théorie d’un Socialisme Destourien, dégagé des présupposés marxistes de « la lutte des classes » et le projet de faire accéder la pensée islamique à la contemporanéité qu’elle mérite, inaugurés par Bourguiba, dans ses discours conférences, du début des années soixante, ont été réduits, dans les faits, à une formule lapidaire, presque juridique, signifiant la coexistence des trois secteurs, coopératif, étatique et privé, pour qualifier ce socialisme spécifique et au recours à cette panacée contradictoire qui associe Authenticité et d’Ouverture, dans une optique plus proche de la pensée d’un Saint Thomas D’Aquin que du réformisme islamique de Mohamed Abdah et Chakib Arslan, auxquels se référait Bourguiba et dont il estimait être le continuateur.
En conséquence de cet abandon, discret, par l’establishment politique, de la pensée bourguibienne, jugée de nature utopique, la population estudiantine s’est trouvée en manque d’idéal et par la même, l’objet de sollicitations alternatives. La pensée libre et donc modératrice et responsabilisante s’étant mue en position fixe, aussi rigide que celle des extrêmes, ces sollicitations alternatives avaient fini par transformer l’espace du campus, en terrain d’affrontements idéologiques.
Cette idéologisation de l’espace universitaire pourrait, aussi, s’expliquer par le fait que la « population estudiantine », a été l’objet de mobilisation politique, au sein d’une Organisation nationale dont le jeune pouvoir se servait comme d’une pépinière au sein de laquelle, on allait recruter un certain nombre de hauts responsables politiques et administratifs et ce, dès les premières années de l’Indépendance. Ce qui aurait eu, pour conséquences l’apparition, au sein de l’espace universitaire, d’une nouvelle catégorie d’étudiants que l’on peut qualifier de « carriéristes » et aux yeux desquels, la réussite dans leurs études importait moins que leur carrière politique, en stade de construction, pour la consolidation de laquelle on pouvait décider, sciemment, de rater un examen, en vue de profiter, le plus longtemps possible, de ce statut particulier d’étudiant engagé, avec ou contre le pouvoir. L’expérience a montré que les deux voies étaient aussi passantes l’une que l’autre.
Cet engagement à caractère politicien, se fait, au détriment, d’un autre, plus politique. Celui d’assumer pleinement le rôle d’étudiant et que désigne ce participe présent du verbe Etudier que l’on peut considérer, à juste titre, comme un verbe d’action. Compris dans ce sens, être étudiant est, déjà, en soi, révolutionnaire. Réussir dans ses études, n’a-t-il pas été, durant les étapes de la lutte de libération et celle de la construction de l’Etat moderne, l’activité la plus transformatrice de la société tunisienne contemporaine.
Mais l’on pourrait dire que cette transformation en « carrière politique en construction » d’une période capitale de formation, dans la vie d’un citoyen étudiant, n’était que l’effet secondaire d’un procédé d’intégration politique de jeunes compétences, dont le « Nouvel Etat » avait besoin, si ce n’est le fait que les effets secondaires en question, ont été à l’origine d’un marquage de l’espace universitaire, que l’on peut qualifier de politicien et qui laissait la porte, largement, ouverte à son idéologisation. Mais, à la différence d’autres régimes politiques qui avaient sciemment idéologisé leurs campus, celui de la Tunisie semble avoir eu une position paradoxale, faite, à la fois, de volonté politique de mobilisation de l’université dans la bataille pour le développement et de sanctuarisation de cet espace, en le déclarant, au-dessus des luttes politiques qui traversent le corps social. C’est ce qui explique le fait que, seule, l’Union Générale des Etudiants Tunisiens (l’UGET), était qualifiée à mener des activités à caractère syndical, au sein des différents espaces universitaires. Le fait que cette organisation nationale soit passée à l’opposition, depuis le début des années soixante dix, n’a pas, pour autant, amené le pouvoir à opter pour le pluralisme syndical estudiantin. Et ce, par souci de préserver l’espace universitaire, des méfaits, réels ou supposés, des luttes politiques, à caractère idéologique, supposées stériles et peu productives, au vu de la vocation formatrice de base de cet espace de savoir. Ce qui n’a pas été sans créer des situations originales dans lesquelles le rôle d’opposant minoritaire est assumé par des étudiants qui se déclarent proches du pouvoir majoritaire. Ces derniers, pour défendre leur point de vue, se retrouvent obligés de le faire, en dehors des structures du syndicat estudiantin unique. En conséquence de quoi, leurs activités politiques (formation idéologique et organisation) vont être prises en charge, par les structures du parti au pouvoir, mais en dehors de l’espace proprement universitaire, au sein duquel seule l’organisation syndicale unique est autorisée à agir à visage découvert.
Cette marginalisation « juridico administrative » de l’activité des étudiants du parti du pouvoir, transforme l’activité politique de ces derniers, au sein du campus, en action de résistance, comptabilisée comme telle dans la gestion de leurs carrières politiques escomptées. Le fait qu’ils soient minoritaires et donc peu nombreux, donne, aux yeux de leurs responsables politiques, de la valeur ajoutée à leur position. De là à ce que leur action de résistance se transforme en soutien politique opportuniste, fortement intéressé, le pas est souvent franchi, allègrement, comme il se doit.
Quant à l’attitude des autorités universitaires, elle ne pouvait s’inscrire, dans ces conditions, que dans le cadre d’une sorte de neutralisme, plus ou moins positif, drapé du manteau de la dignité professorale de circonstance.
De la politisation nécessaire des fonctions d’enseignant.
Comme on peut le deviner, à travers ce ton que d’aucuns trouveront quelque peu polémique, ce n’était point là que je situais, en tant qu’enseignant, ma position personnelle propre. Durant toute cette période de mutation, à laquelle j’ai fait allusion plus haut, je n’avais, à aucun moment, renoncé à ce que je pourrais appeler la « politisation nécessaire » de mes fonctions d’enseignant, de chercheur, d’artiste et de journaliste.
Cela consistait à établir un rapport de complicité responsable avec tous mes étudiants, en les exerçant à la pratique de la pensée libre et critique. Cela pouvait se passer dans l’enceinte d’un amphi ou dans un atelier de peinture et avoir pour support un cours d’esthétique, de sociologie ou d’histoire de l’art, ou bien une discussion risquée, avec des étudiants contestataires et se dérouler dans la cour centrale d’une institution universitaire. Tous les étudiants, quelles que soient leurs appartenances idéologiques, avaient droit à mon attention et à mon respect, à partir du moment où je constatais, chez eux, une capacité réelle de dialogue. Le fait de me retrouver, dans cette situation, nouvelle, de directeur d’une institution d’Enseignement Supérieur, n’était pas, à mes yeux, de nature à me faire changer d’attitude. Le sens de la responsabilité n’est pas, à mon sens, nécessairement lié à l’exercice de cette dernière, sous formes de responsabilités administratives ou politiques.
En ce début de sa deuxième année d’existence, la nouvelle école des Beaux-Arts de Sfax, sise au 35, Avenue du 5 Août, ne comptait encore qu’un peu plus de trois cents étudiants. Ce qui en faisait une institution universitaire dont la gestion politique était relativement facile. Dans cette cour en terre battue que j’avais transformée en espace de communication, le sérieux dans le travail et le désir de réussite étaient les seules idéologies qui y avaient cours.
Je commençais déjà à repérer, parmi mes étudiants, un certain nombre qui, depuis deux ans, s’étaient fait remarquer par leur assiduité et leur désir manifeste de participation. J’avais alors pensé créer, avec eux, une sorte de « club d’excellence » au sein duquel l’on pourrait mener des expériences de recherche artistique contemporaine. D’autant plus que quelques uns, parmi ces derniers, maîtrisaient pleinement la technique de la photographie argentique et les principaux logiciels utilisés dans l’art de l’infographie. Plus tard, le groupe se constituera de lui-même, dans le feu de l’action et ses membres participeront activement aux réalisations à l’analyse desquelles, j’ai déjà consacré une partie des précédents chapitres.
Mais pour le moment, j’ai été surtout occupé à résoudre quelques problèmes d’interférence obligée de la réalité locale, dans cette communication que j’essayais d’instaurer, avec les meilleurs, en vue de motiver, encore plus, le reste de leurs camarades. Un jour, j’étais abordé, dans la cour, par un groupe d’étudiants qui jusque là ne s’étaient pas fait remarquer, ni par leur présence volontaire participative, ni par leur assiduité, mais venaient, tout de même, me demander que je les autorise à créer un club d’animation culturelle au sein de l’Institut. Je leur avais, alors, proposé de procéder comme pour la création d’une association, et de commencer par la convocation d’une assemblée générale à laquelle tous les étudiants seraient conviés. Ils m’avaient alors précisé que le renouvellement de leur bureau allait se faire bientôt, au cours d’une assemblée générale qui sera organisée dans les locaux du Comité de coordination du Parti.
C’était la première fois, depuis ma nomination, que je me trouvais, face à une question qui, tout en étant de nature culturelle se révélait à caractère politique et je me devais donc d’être vigilant. Non pas, par précaution, à l’égard d’une pratique qui serait, pour moi nouvelle, mais plutôt par désir de faire le mieux possible, s’agissant, en fait, d’étudiants qui se disaient appartenir à un parti auquel j’appartiens moi-même, depuis, qu’en 1958, j’avais eu la chance de faire, en compagnie d’une dizaine de jeunes élèves du Lycée de Garçons de Sousse, un véritable périple, en minibus, qui a duré une semaine, au cours duquel la cellule du Parti à Akouda nous a fait visiter plusieurs régions du pays, Jerba et Kerkenah comprises.
Appréciant le fait qu’ils m’aient pris pour complice, je leur avais même promis d’assister, en personne à leur assemblée générale élective. Le soir même j’avais organisé une rencontre, dans la cour, avec un grand nombre d’étudiants, leur expliquant, de mon point de vue, la dimension responsabilisante de la participation à la vie politique, à travers les structures du parti du pouvoir.
Je ne sais pas si les étudiants présents ont été convaincus par mes paroles ou bien ont-ils fait seulement preuve d’un sens profond de la discipline, mais le fait est que le jour J, ils étaient plus d’une centaine, rassemblés sur le trottoir, devant le siège du Comité de Coordination, encore situé à l’époque, en face de Borj Ennar. C’était du jamais vu et cela représentait, en fait, une véritable performance politique. Le Secrétaire général du Comité de Coordination, alerté, est descendu de son bureau à l’étage me remercier, et nous inviter à accéder à une salle de réunion de dimension modeste, où nous attendaient les membres du bureau sortant, candidats à leur propre succession. Les élections allaient se dérouler sous la présidence d’un jeune responsable, qui avait commencé par s’adresser aux présents sur le ton d’un véritable agent recruteur, en énumérant les avantages en nature dont pourront bénéficier ceux qui rejoindront les rangs de son organisation. Après quoi, il a proposé que l’on passe au vote et commencé par lire la liste des candidats dont le nombre était égale à celui des membres du bureau. A une question posée par un étudiant et portant sur la possibilité d’élargir la liste des candidats, en doublant le nombre de ces derniers, afin de donner à l’acte de voter la valeur d’un choix collectif véritable, le président de séance a précisé qu’il était trop tard pour présenter d’autres candidatures. Sur ce, tous les étudiants présents quittent la salle et les élections n’ont pas pu avoir lieu, faute d’électeurs.
Pour un grand nombre d’entre eux, ils étaient venus s’exercer à la participation responsable à la vie politique, en élisant leurs représentants au sein du Parti au pouvoir et ils se retrouvaient face à des gens, pour lesquels ce qui comptait c’est de rester les seuls représentants d’un parti de pouvoir, en usant d’une stratégie originale qui consiste à raréfier le produit pour en augmenter la valeur d’échange. J’avais alors conclu qu’il ne s’agissait plus de politique mais, encore une fois, d’économisme rampant.
Le lendemain, j’avais obtenu rendez vous avec le Secrétaire Général du Rassemblement, qui m’avait reçu, tard dans l’après midi, dans son bureau à la Maison du Parti, Boulevard du 9 Avril 1938, à Tunis. J’avais obtenu l’autorisation d’organiser au sein même de l’Institut, des élections, pour désigner les responsables d’un club culturel, au caractère politique déclaré. Peut-on, d’ailleurs, dépolitiser le culturel, sans l’exclure de l’histoire et le condamner à la mise au ban de la société dont il est pourtant la sève ? (A suivre).
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