L’INTEGRATION PAR L’ETHIQUE ARTISANALE: L’exemple de Ali Bellagha (partie III)
Extrait de mon livre « Peintre à Tunis : Pratique artistique maghrébine et Histoire (L’Harmattan Paris 2006) et qui est ,en fait, le corpus de ma thèse , soutenue en 1977 à la Sorbonne. Chapitre consacrée à la pratique de Bellagha et que je publie sur mon blog, sous forme d’une série de six parties dont celle-ci en est la troisième.
b) Création et production.
Quelles sont les conséquences de cette attitude que nous venons de reconnaître chez un « artiste-qui-se-dit-artisan » sur la qualité de sa production?
Ce que l’on peut observer, en premier lieu, c’est que cette production se donne au regard à partir d’un lieu d’énonciation qui s’appelle le tableau encadré et bien encadré[1]. Ensuite, une remarque aussi importante, elle ne peut s’affirmer, à notre conscience de spectateur, qu’en se cachant derrière ce qu’elle n’est pas. C’est à dire en se présentant non pas à partir de ce lieu propre qu’est l’espace subjectif du tableau mais à partir de celui de la peinture sous-verre, à laquelle elle va emprunter les effets.
Dans cette double affirmation apparente (celle qui se réfère à la fois à la peinture de chevalet et à la peinture populaire) il y a, en fait, une négation concrète et de la subjectivité du tableau, dont l’auteur n’ose pas s’affirmer en tant que sujet créateur[2] et établir, de la sorte, un rapport franc avec le spectateur et de l’objectivité, issue de la subjectivité collective de l’art populaire, qui se voit confisquée, pour servir de moyen d’affirmation de l’originalité de l’artiste.
Ce qui se dégage de ces oeuvres, c’est une certaine opacité qui nous empêche d’établir un rapport immédiat avec elles. Le silence du peintre qui refuse la prise de parole, réduit ce dernier à ne plus être qu’un obstacle qui vient troubler l’éloquence « naturelle » de l’art populaire. Et ces oeuvres se présentent alors comme des formes belles vides de contenu réel.
Dès lors, on peut se demander quelle est la nature de l’échange qui pourrait s’établir entre un tableau de BELLAGHA et le spectateur? Ce rapport ne serait il pas tributaire, avant tout, de l’attitude du peintre à l’égard de l’esthétique qu’il estime être celle de l’art populaire? Certes, il ne peut créer à partir de rien et il n’est pas le premier ni le seul artiste à avoir entretenu des liens manifestes avec les formes d’art issues du passé. La prise de parole, à laquelle nous avons fait allusion plus haut, se fait à partir d’attitudes actives à l’égard du matériau dont le créateur use, en signifiant, par la même, son existence propre. C’est dans la mesure où il réussit à communiquer sa contingence qu’il arrive à accéder à l’authentique.
Or, en s’investissant entièrement, dans une forme d’art qui n’est ni la sienne ni celle de son époque et ce, en se limitant à une simple transposition de cadre et de lieu d’énonciation, non seulement il renonce à la prise de parole et se réduit à un agent de récupération idéologique, mais il condamne l’art populaire lui-même au silence, par son attitude flatteuse, sacralisante et affirmative à son égard. Car, au juste, que se propose de nous communiquer le tableau de ce peintre d’autre que ce que nous connaissons déjà! La lecture qu’il fait de cet art populaire se résume dans une sorte de picturalisation des « fixés sous verre » et renvoie, au spectateur tunisien, l’écho d’un discours dont il connaît le contenu: il s’agit de celui qui appelle à la « modernisation » du « patrimoine ». Un appel auquel l’artiste répond en affirmant que ce « patrimoine » est d’une modernité évidente. Il suffit, au spectateur, d’avoir la même attitude admiratrice et béate, à l’égard de ses formes, pour se laisser convaincre de sa modernité. En somme, l’artiste invite le spectateur à disparaître devant (et non pas dans) son tableau. Le silence du peintre, admirateur des formes traditionnelles, ne peut être toléré que par un spectateur qui accepte, à son tour, de se condamner au silence. Et pour revenir à cette question de l’échange, il s’avère que ce dernier, tel qu’il se donne à vivre dans le contexte, très particulier que nous venons d’évoquer, n’est, en fait, que la rencontre illusoire de deux individus isolés et fermés sur le dehors.
Par contre, aux yeux du spectateur averti, pour peu qu’il soit réellement sensible au contenu de vérité des oeuvres d’art authentiques, ce refus objectif de communication est à l’origine d’une situation insoutenable. Ce refus de communiquer, même s’il n’en prend pas conscience, est ressenti par lui comme une frustration.
Hedi DHOUKAR a bien exprimé, dans sa critique que nous avons citée plus haut, les conséquences de ce rapport déprimant et pénible que ressent le spectateur qui refuse de disparaître devant les oeuvres de BELLAGHA (et qui voudrait disparaître activement dans ces oeuvres), face à une matière belle, « extrêmement décorative, parfaitement finie, réduite et aseptisée pour ne plus être qu’un bel objet de décor de luxe ». Ce rapport est traduit par le critique tunisien en termes de « beauté glaciale et désuète qui flotte dans le salon où les couleurs sanguines ne saignent plus, les dorures sont insolentes, le vert olive n’a plus de jus et le charme lointain de cette femme assise vous coupe… le souffle ».
Mais si l’oeuvre est réduite à un « bel objet de décor », le spectateur, à son tour, est réduit au rang de consommateur. Le mot prend ici sa dimension concrète la plus explicite, celle que recouvre l’acte qui confond le rapport d’échange à travers une communication chaude (le qualificatif chaleureux est souvent employé pour camoufler l’aspect artificiel de la communication) avec le rapport de domination; rapport dont on trouve la trace à deux niveaux. Tout d’abord, à celui de la relation entre l’artiste et le patrimoine qui, sous couvert de respect et d’admiration pour ce dernier n’est, en fait, qu’exploitation de matière première destinée à produire des objets de consommation qui se vendent chers. Ensuite, à celui de la relation entre le spectateur et le tableau dont il va jouir.
Ces deux niveaux d’exploitation, à travers ce rapport de domination, vont se trouver illustrés par des pratiques concrètes que l’on peut observer dans le réel.
[1] Comme l’a affirmé le critique Hédi DHOUKAR, la présence du cadre est imposante dans les oeuvres de BELLAGHA.
[2] Les termes sujet, créateur et producteur ne doivent pas être compris dans le sens qu’ils ont dans le cadre de l’esthétique métaphysique, mais plutôt dans celui qui se rapporte à l’individu dont le travail concret est libérateur et non aliénant.
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