L’INTEGRATION PAR L’ETHIQUE ARTISANALE: L’exemple De Ali Bellagha (Partie II)
Extrait de mon livre « Peintre à Tunis : Pratique artistique maghrébine et Histoire (L’Harmattan Paris 2006) et qui est ,en fait, le corpus de ma thèse , soutenue en 1977 à la Sorbonne. Chapitre consacrée à la pratique de Bellagha et que je publie sur mon blog, sous forme d’une série de six parties dont celle-ci en est la seconde
a) Artisan-artiste qu’est ce à dire ?
Ali BELLAGHA est né à Tunis en 1924, poursuit des études secondaires au Lycée Carnot[1] ensuite fréquente l’Institut des Hautes Études et l’École des Beaux Arts de Tunis et, enfin, complète sa formation artistique à l’École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. A son retour en Tunisie, il enseigne le dessin au Collège Sadiki[2], occupe la charge de commissaire général du Salon des Artistes Peintres de Tunisie et celle de secrétaire général du Salon Tunisien. En 1956, année au cours de laquelle le pays accède à l’indépendance politique, il obtient le Grand Prix du Salon des Artistes Peintres[3].
Ces renseignements que nous avons puisés dans un catalogue officiel d’une exposition de peinture tunisienne à l’Étranger[4], nous donnent une idée objective de la formation de cet artiste et de son appartenance sociale et culturelle d’origine. Nous les complétons en rappelant qu’il est actuellement président de l’Union Nationale des Arts Plastiques et Graphiques de Tunisie et qu’il fait partie du groupe de l’École de Tunis, depuis sa création. S’agissant du statut social de ce peintre qui se dit artisan, ces éléments biographiques peuvent nous aider à mieux le situer.
Mais on peut dire, et c’est légitime, qu’un artiste peintre n’est pas nécessairement lié définitivement à ses origines et qu’il est de son droit de se définir en tant qu’artisan[5]. Nous pensons, et c’est aussi légitime, que ce que nous considérons comme signifiants, ce ne sont pas les éléments biographiques qui se rapportent à son appartenance sociale d’origine, mais plutôt ceux qui désignent une pratique sociale effective et assumée par l’artiste. Et ces éléments nous montrent que ce dernier se situe, socialement, en tant qu’artiste et non en tant qu’artisan.
L’allusion à son côté artisan doit être comprise par référence à sa pratique artistique et non à sa pratique sociale. Déjà nous relevons l’existence d’une séparation entre une pratique artistique, considérée comme faisant partie des choix esthétiques et moraux de cet artiste et qui sont d’ordre personnel et privé, et une pratique sociale publique et objective. Une séparation qui le définit beaucoup plus en tant qu’artiste, chez qui l’attitude du créateur qui est en lui, contredit celle de l’homme social.
Mais cette séparation ne peut avoir lieu qu’à partir du moment où l’on fait un saut par dessus le réel concret, en situant l’art comme un vécu autonome, celui qui se rapporte au monde de l’esprit, par opposition à celui qui se rapporte aux préoccupations d’ordre matériel. La revendication du statut d’artisan par BELLAGHA se révèle alors une sorte d’idéal auquel il se réfère, pour les besoins d’une pratique artistique qu’il voudrait spiritualiser.
Pareille aspiration indique que sa pratique artistique n’en est pas une. Car, une pratique artistique authentique est toujours concrète et ne se réfère qu’à elle même. Il en va de même de l’éthique artisanale qui exige qu’on la vive entièrement et en partant des données matérielles, présentes et concrètes, non en les refusant pour s’investir dans un idéal abstrait. Pour l’artisan, ce n’est pas seulement le produit de son travail qui peut être reconnu comme artistique, mais aussi et surtout, sa vie concrète de tous les jours.
Dans la spiritualisation de la pratique artisanale il y a implicitement sa négation. Mais peut-on dire, pour autant, que cet artiste qui se dit artisan, imite sa pratique et va jusqu’à se conformer à son éthique, n’aboutit, en fin de compte, qu’à la négation de ce dernier?
A cette question nous répondons par l’affirmative. En fait, l’artisan qui vit totalement sa pratique artisanale est le contraire de celui qui l’imite. Ce qui, chez le premier, est éthique libératrice ou intégrante, devient, chez le second, prescription morale et religion aliénante qui distingue ou soumet. L’artisan est une sorte de mystique nietzschéen[6]. Alors que l’artiste qui l’imite est un religieux qui arrive à concilier sa foi esthétique spirituelle avec sa pratique rationnelle d’un matérialisme vulgaire, par le biais du coup de force thomiste[7]
Et le rapport à la société?
Nous venons d’évoquer l’aspect libérateur de la pratique artisanale authentique. Il faudrait comprendre cette libération, non pas comme une révolte contre la société, mais plutôt comme une intégration active au sein de cette même société. Et c’est pour cette raison que nous avons parlé de l’activité artisanale comme étant libératrice et/ou intégrante.
L’activité de celui qui veut imiter l’artisan aboutit, quant à elle, à une attitude qui vise le salut personnel. Elle est distinctive et originalisante qui ne peut se faire valoir qu’en s’opposant à la société d’une manière formelle, sur fond de nostalgie, à partir de laquelle on démissionne, en se soumettant aux valeurs consacrées de cette société.
Au niveau de la relation que l’artisan entretient avec les autres membres de sa société, on dit souvent qu’elle se remarque par un caractère calme et conciliant. Ceci peut se remarquer, parfois, chez l’artiste qui imite l’artisan. Mais, autant le calme qui se dégage de la personne de l’artisan relève d’une attitude vivante, résultant d’une immersion organique et équilibrante dans le social, autant le calme de celui qui veut l’imiter est distant, froid et désigne, par sa présence, une relation particulière et tranquille que l’artiste entretient avec la société qu’il évite d’affronter pour mieux vaquer à ses affaires.
Avant d’aborder, comme nous nous sommes proposés de le faire, les conséquences de ces deux attitudes sur la qualité[8] de la production de ceux qui les adoptent, remarquons que le fait même de partir de l’idée d’une conciliation possible entre l’artiste et l’artisan, contient déjà la négation effective de l’un et de l’autre.
Car, un artiste qui n’est pas également artisan perd sa dimension de créateur, pour devenir re-producteur ou producteur (entendu dans le sens qu’on lui accorde dans l’économie des marchandises) .Il en va de même de l’artisan qui n’est pas artiste qui, en perdant le caractère d’initiative continuelle de sa pratique créatrice devient, lui aussi simple reproducteur. C’est pourquoi on ne peut dire qu’il existe une différence qualitative entre les productions respectives d’un artisan et d’un artiste quant à l’existence dans l’une ou dans l’autre d’un contenu de vérité qui témoignerait d’un rapport authentique à l’histoire. Quant à vouloir être les deux à la fois, c’est, en quelque sorte, établir un rapport de fausseté avec l’art et avec la société.
[1] Etablissement français d’enseignement primaire et secondaire, dont les programmes portent essentiellement sur la culture française, et où l’Arabe est enseigné comme une langue étrangère.
[2] Etablissement d’enseignement secondaire tunisien fondé en 1868, à l’époque du mouvement réformiste. Pendant la période coloniale, il dispensait un enseignement bilingue qui a été à l’origine de la formation des responsables les plus importants actuellement au pouvoir.
[3] Institution culturelle de l’époque coloniale, liées aux préoccupations de Ia minorité européenne.
[4] Mostra di Pittura tunisina contemporanea, Gennaio 11-26. Ex Palazzo Reale Salone delle Cariatidi. Milano, Italie.
[5] En ce qui concerne la différence entre le statut d’artisan et celui d’artiste, et ce qu’elle implique sur le plan esthétique, nous renvoyons le lecteur au chapitre sur l’esthétique traditionnelle arabo-islamique.
[6] Nous reviendrons à cette idée de rapprochement entre l’artisan et le mystique nietzschéen dans le chapitre consacré à la peinture de chevalet et la société précoloniale.
[7] La référence à un penseur mystique musulman tel Abou Hayan Al Tawhidi, par opposition à celle que l’on pourrait faire à des intégristes musulmans, anciens ou contemporains, convient aussi à l’exemple de l’artisan et celui qui l’imite.
[8] La notion de qualité n’implique pas ici un quelconque jugement de valeur qui s’en dégage quand elle est employée dans la critique d’art traditionnelle.
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