Le 3 Janvier 1984, Le Néo-Destour-PSD venait d’avoir cinquante ans. (En prenant référence non pas la date du Congrès de Ksar Hellal, le 2 Mars 1934, mais celle de la première rencontre-débat où Bourguiba fit l’expérience positive de la stratégie du contact directe) J’étais le seul à l’appeler ainsi, dans tous les éditoriaux et les commentaires politiques que j’écrivais quotidiennement dans son organe d’expression française, le quotidien l’Action.
C’était à un moment de flottement et d’incertitude, où Bourguiba vieillissant, devenait de plus en plus sénile, entouré d’une multitude de courtisans qui ne pouvaient plus voir, en lui, que le pouvoir virtuellement vacant qu’il occupait encore et que le moins méritant parmi eux devait cueillir, sans prise de risque majeur. Quoiqu’il se soit trouvé parmi les opportunistes du moment des gens qui loueront en public, le courage du futur dictateur.
C’était aussi, pour moi une opportunité historique que j’ai eu la chance de bien vivre. En tant qu’intellectuel, les hasards de l’existence et la pratique du journalisme culturel (la critique artistique) au sein de la presse du Parti, m’avaient donné l’occasion unique, en ces moments de division du corps politique pour raison de rivalité pour la succession, de m’exprimer librement, n’ayant pour limites que celles objectives de mon adhésion voulue et assumée à un mode de penser que je trouvais pour le moins esthétique.
En fait, je crois que là où je m’étais positionné, ( en grand admirateur de la pensée Bourguiba) j’étais objectivement invisible, illisible et inaudible, alors que j’occupais un observatoire de premier plan et me permettais souvent le luxe d’un franc parler politique qui frisait la dissidence. C’est que je n’étais pas motivé par des envies de pouvoir: la grande satisfaction que me procurent l’expression artistique, l’enseignement et le journalisme me prémunit, jusqu’à aujourd’hui, contre les tentations du politique.
Illisible, inaudible et invisible, parce que, mes censeurs potentiels avaient les yeux rivés sur Carthage et je m’étais donc retrouvé maitre à bord, directeur d’un organe de presse avec le salaire le plus bas, parmi une quarantaine de journalistes et de collaborateurs dont quelques uns deviendront de très hauts responsables politiques du Nouveau régime, inauguré le 7 Novembre 87.
En politique comme dans la vie, on ne reconnait que ses semblables. Qui aurait prêté attention à un « nom partant » et qui affichait, jusqu’au bout, son intérêt pour la pensée d’un vieil homme politique finissant.
Aujourd’hui, après cette longue parenthèse dont les méfaits se révèlent chaque jour encore plus inouïs et l’avènement d’une Révolution que personne n’attendait je me retrouve en obligation de témoigner et de faire part, à une nouvelle génération de Tunisiens, dont mes quatre enfants et les milliers d’étudiants que j’ai eus durant 47 ans d’exercice du métier d’enseignant, de ce que j’ai personnellement compris du mode de penser de Bourguiba. Non pour défendre un homme qui n’est plus parmi nous et dont personne ne pourra effacer le souvenir de son passage historique, sans risque de couper la branche sur laquelle il est assis, mais parce qu’en mon âme et conscience je ne peux taire cette lecture que d’aucuns trouveront très personnelle, passionnée et partisane et que je m’entêterai à qualifier de « vraie » et que personne jusqu’ici, à ma connaissance, n’a faite.
Que ceux qui ne verront pas ma position parce qu’ils ne croiront pas qu’elle existe et dont certains parmi eux vont se permettre de me faire des procès d’intention que je suis près à supporter, en toute quiétude, sachent que ma lecture de Bourguiba est essentiellement politique et qu’elle n’est pas politicienne. Et si je tiens à la rappeler aujourd’hui, c’est parce que je crois que la Révolution tunisienne sera bourguibienne ou ne sera pas.
A ceux qui en voulaient à Bourguiba je leur dis que Bourguiba n’est plus. Mais qu’ils sachent qu’on ne prive pas les générations futures d’une pensée aussi riche et aussi spécifiquement tunisienne, uniquement, parce que les mauvais perdants de l’époque de la lutte de libération nationale ont tout fait pour profiter du désastre provoqué par Ben Ali pour régler leur compte avec Bourguiba , qui pour avoir été un grand homme politique n’était pas pas exempt de défauts et d’erreurs, parfois graves.
Le très long article que j’ai fait paraitre le 3 Janvier 1984 , qui sera consacré, par la suite comme étant celui de la révolte du pain, recouvrant le cinquantième anniversaire de la création du Néo-Destour, ne sera pas lu et j’ai été donc, ce jour là encore, illisible à plus d’un titre, dont la longueur objective de l’article qui fait fi de toutes les conditions de lisibilité, en matière de journalisme. Le 3 Janvier 84, j’étais à Ksar Helal où La révolte du pain grondait déjà et le soir quand j’étais rentré à Tunis, il a fallu que je passe par la Banlieue nord pour me rendre au Bardo.
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Une année, jour pour jour, avant la fondation du Néo-Destour, Bourguiba écrivait dans l’Action en date du 2 mars 1934: « Ils y sont venus, poussés par l’instinct de conservation, bien plus que par le désir de copier servilement une institution occidentale qui a sa raison d’être particulière en Occident. Comme quoi il est prouvé que, chez un peuple qui ne veut pas mourir, toute institution étrangère qu’on y transplante, d’une façon plus ou moins artificielle, est vite assimilée par ce peuple qui l’adapte à ses besoins particuliers, de façon à lui faire produire le maximum de rendement ».
« Ils », ce sont les ouvriers et les petits patrons tunisiens et « l’institution étrangère en question » n’est autre que le syndicat dont le régime colonial venait d’autoriser la transplantation en Tunisie, par la loi du 12 novembre 1932
Ce que nous retenons des remarques et observations, faites par le jeune Leader, c’est d’abord cette lucidité dont il fait preuve dans l’analyse de cette appropriation particulière que fait le peuple tunisien de l’institution syndicale. Particulièrement quand il découvre qu’un peuple qui lutte ne peut succomber au formalisme dont sont victimes les élites, quand il s’agit de transplantation en son sein, d’une institution politique ou sociale qui a sa raison d’être ailleurs.
Et c’est à ce titre que les observations faites par Bourguiba et se rapportant au « détournement » par le peuple tunisien de l’institution syndicale, étrangère d’origine, nous intéressent. Car elles témoignent de la conscience certaine, qu’avait leur auteur, de la nécessité, pour les Tunisiens d’adapter les institutions empruntées à l’Occident et d’en faire, avant tout, des instruments de lutte lui permettant ainsi de « produire le maximum de rendement ».
Et au-delà de la justesse et de l’aspect prémonitoire de cette analyse faite par Bourguiba en 1933 et que confirmera, une quinzaine d’années plus tard, la pratique syndicale de Farhat Hached, ce que nous soulignons particulièrement, c’est surtout la vision politique et sociale qui les sous tend.
Et l’on pourra même dire qu’il s’agit d’une investigation scientifique de la réalité tunisienne. Telle que la ferait le meilleur des sociologues contemporains.
Des données qui ont leur importance dans l’explication de la nature spécifique du Néo-Destour dont nous célébrons, cette année, le cinquantième anniversaire.
Car, cette approche politique d’avant- garde qui permet de distinguer une institution politique importée de sa forme tunisifiée, une fois adoptée et adaptée, par le peuple, transparait également dans l’esprit qui marquera d’une manière indélébile, l’histoire contemporaine de la Tunisie et dont la réussite s’explique autant par le génie exceptionnel de Bourguiba que par sa vision politique juste. Parce qu’issue d’une compréhension profonde de la réalité spécifique de notre peuple.
Ce qui est remarquable, c’est que le jeune Leader, avait compris, avant beaucoup d’autres hommes politiques de Tunisie, du Monde Arabe et du Tiers Monde en général ce que les institutions politiques, telles que les partis ont de spécifiquement occidental étant donné qu’elles ont été produites par l’évolution propre des pays occidentaux.
C’est aussi le fait que cette découverte n’entraine pas systématiquement le rejet de ces institutions, à cause de leur caractère « étranger ». Bien au contraire, Bourguiba était assez conscient de la nécessité d’adapter la lutte de Libration nationale aux exigences du Combat politique moderne.
Ni rejet systématique ni mimétisme servile.
Cette adaptation de la lutte aux exigences du combat politique moderne se fera, à la fois par l’analyse critique des expériences passées et qui ont abouti, malgré la sincérité de ceux qui les ont entreprises, à des échecs. Ni la révolte armée spontanée et non organisée, ni les mouvements de résistance pacifique élitistes et légaux (au sein de l’ordre colonial) n’avaient donné de résultats probants.
Bourguiba, retiendra la nécessité de la charge émotionnelle qui anime le patriote sincère et courageux et le conduit à la révolte et, en même temps, la nécessité objective d’une organisation efficace et raisonnée de la passion des patriotes. Celle-ci pouvant être canalisée et mise en forme politique adéquate, par l’action d’un parti. Cette double attitude, entrainera celle, double également, que le Néo-Destour et son fondateur auront, à l’égard de la présence française en Tunisie. D’aucuns ont reconnu dans cette relation apparemment contradictoire, à l’apport de la France comme une sorte de mélange de haine et d’amour. Nous pensons qu’il n’en est rien et que l’attitude de Bourguiba à l’égard de la France, est une attitude raisonnée qui relève de l’équilibre psychologique qui répugne à ce balancement « maladif » entre deux extrêmes. L’amour supposé n,’est autre que l’estime que Bourguiba éprouve pour la France et pour son apport à la civilisation universelle. Et la haine supposée n’est que l’expression d’une revendication radicale de sa différence. Car, comme pour toute personne équilibrée et en harmonie avec elle-même, l’estime de l’Autre, entraine l’estime de Soi et le respect mérité n’entraine pas, nécessairement, l’assimilation de soi à ce que l’on respecte.
Si nous avons éprouvé le besoin de parler de l’esprit qui animait Bourguiba, lors de la création de son parti, c’est que nous considérons que cet esprit est celui-là même qui a garanti la réussite historique du Néo-Destour.
Nous venons de faire remarquer que Bourguiba était profondément conscient du « caractère étranger » de l’institution que représentaient les partis politiques, en Tunisie à cette époque. C’est pourquoi il ne cherchera pas à créer un nouveau parti.
Le Néo-Destour porte, en effet, au niveau de son appellation même, l’explication du processus de son apparition au sein de la réalité tunisienne. Il n’a pas été un nouveau parti, venu s’ajouter à ceux qui existaient déjà et enrichir, par là même, l’institution pluripartiste dont l’administration coloniale tolérait la transplantation en Tunisie. Institution qui permet, qu’on veuille l’accepter ou non, un contrôle plus efficace du champ politique tunisien. Le fait même de canaliser la vie politique en activité organisée dans le cadre de partis politiques constituait, en soi une approche sécurisante pour l’ordre colonial établi.
Car L’institution qui sert de base à cette organisation n’est autre que les partis politiques à l’occidentale. Et celle-ci étant importée, toute activité politique entreprise en son sein, pouvait-être facilement cernée par les producteurs authentiques de cette institution: à savoir, les penseurs politiques occidentaux.
Une activité politique comprise, prévisible, donc « cernable » et repérable par l’adversaire, n’est pas réellement dangereuse pour lui. Elle pourrait même lui servir de « légitimation » à sa prétention à l’Universalité qui s’enrichirait ainsi, de l’apport de ceux qu’il domine. Un peu comme le faisaient les Romains qui, pour mieux asservir les peuples qu’ils soumettaient par la force des armes, s’empressaient, une fois qu’ils les ont « pacifiés » d’adopter leurs dieux.
D’où l’on comprend, d’ailleurs, les connivences objectives, voulues ou non voulues, qui ont existé entre l’administration coloniale et les partis tunisiens d’avant le Néo-Destour et ceux qui lui étaient contemporains.
Rien qu’en rappelant, donc, les conditions de sa naissance, nous trouvons que le Néo-Destour, en tant que formation politique organisée, ne pouvait pas être pris pour un parti comme les autres que comprenait l’institution pluripartiste d’origine occidentale. Il est né non pas de la confirmation de cette institution, mais dans et par le détournement de celle-ci. Et rien qu’en cela on pourrait expliquer le fait qu’il ait si bien réussi à « détourner » l’histoire coloniale et l’empêcher, de la sorte, d’atteindre les buts qu’elle s’était fixées, c’est à dire l’assimilation du peuple tunisien au sein de l’Empire coloniale français d’une manière définitive.
Un attitude critique à l’égard de toutes les idéologies.
Le Néo-Destour ne sera pas un nouveau parti, fondé, lui aussi, sur une analyse « définitive » de la réalité tunisienne, sur une idéologie « claire » autour de laquelle viennent « s’agglutiner » les futurs adhérents. Une idéologie qui permettrait, de par sa « clarté « aux « consommateurs de slogans d’y adhérer facilement. En se réduisant, par là même, à des moules dont on peut repérer les lieux et les limites de leur « adhésion » ou plutôt de leur « adhérence ».
Bourguiba n’a pas commis l’erreur de « faire ce cadeau » à » la pensée politique occidentale qu’il ne connaissait que trop. Et c’est, peut-être, parce qu’il l’a profondément étudié qu’il en a compris les limites. Et comme toute personne qui parvient, par la maîtrise réelle d’un champ de la connaissance, à le dépasser sans le renier, le jeune avocat et l’ancien étudiant de l’Université parisienne était parvenu à se libérer de l’emprise aliénante de cette pensée politique. Tout en y prenant ses propres instruments pour mieux la combattre.
Ce dépassement de la pensée politique occidentale, a commencé d’abord, par le refus du « mode de formation » propre à la fondation des partis politiques traditionnels. Un mode de formation (comme on dit mode de fabrication ou bien de production) qui consiste en la mise au point d’un programme politique clair et déclaré dont le dosage est plus ou moins heureux, permet de « faire vendre le produit idéologique » en question. Un programme qui n’est, dans le meilleur des cas, que le résultat d’un effort de réflexion fait par une élite, de préférence intellectuelle, qui, une fois « achevé » et » « mis au point » est proposé aux adhérents, comme ligne d’action capable, si on l’applique « fidèlement », de transformer la réalité dans le sens prévu et souhaité.
Le dépassement de ce mode de formation des partis politiques à l’occidentale amènera Bourguiba à découvrir, avant tous ceux qui se rendront compte, un demi siècle plus tard, de la faillite des idéologies, la dimension créatrice de l’attitude critique à l’égard de toute idéologie quelle qu’elle soit.
Une attitude qui n’est pas faite – et nous devons le souligner- de refus systématique de ces idéologies, mais d’un réexamen méthodique permanent des suppositions théoriques à travers lesquelles s’expriment les vérités du moment.
Ce réexamen se fait par la mise de ces suppositions, à l’épreuve du réel, non pas du Réel dans toute sa platitude conservatrice et « immobilisatrice » (l’action bourguibienne ne relève pas du réalisme) mais dans l’exigence de « bon sens » qui le traverse et le fait évoluer. Ce qui fait que ce réel ne se trouve pas, par l’effet de cette confrontation à l’idéologie qu’on y vérifie, ni confirmé ni récusé. Il est tout simplement appelé à se transformer autant que l’idéologie qui est soumise à son épreuve.
Cette méthode de la « mise au point permanente » accompagnée de la transformation continuelle de la réalité est illustrée non seulement par la logique qui a présidé aux différentes actions entreprises par Bourguiba et son parti, durant la période coloniale, mais également par les actions qui ont permis au Néo-Destour, hier et au PSD, aujourd’hui de demeurer incontestablement le » Parti guide » de la Tunisie indépendante.
Comme on peut le constater, la fondation du Néo-Destour, a constitué une sorte de « rupture épistémologique » dans le champ de la théorie politique dont l’Occident reste le principal producteur.
En effet, par beaucoup de ses aspects que nous venons de présenter, le Néo-Destour se trouve à la limite de ce qu’il est convenu d’appeler un parti politique.
Quand on observe son évolution durant la période de lutte de libération nationale et particulièrement ses rapports avec la réalité dominée par l’administration coloniale, on s’étonnera particulièrement de cette ambigüité entretenue par son Leader. Son action se situait toujours à la limite de la légalité institutionnelle, toujours près à la transgresser, sans pourtant, glisser dans la révolte. Entre la clandestinité de ceux qui « se passent » de parti et la tranquillité de ceux qui luttent par les moyens légaux, on pourrait dire que Bourguiba avait pratiqué « la clandestinité en plein jour ».
C’est ce qui explique la perplexité dans laquelle s’est trouvée l’autorité coloniale face à ces actions révolutionnaires qui se présentaient toujours sous la forme la plus respectueuse du droit. Ainsi le Néo-Destour a été, pour les ultras, un parti dangereux qu’il faut abattre et pour d’autres un parti « modéré » avec lequel il faudrait dialoguer et discuter.
Et dans les deux cas, le parti de Bourguiba était irréductible. A la table des négociations, il se présentait fort de sa maîtrise effective du réel et face à ses juges, il ne pouvait tomber sous le coup de la loi, étant donné qu’il demandait toujours l’application de celle-ci dans son esprit.
Une réponse
khaled kefi
Je vous felicite pour cet article qui est à la fois une lecture analytique de l’histoire du Mouvement National et un temoignage d’une certaine époque.
Sans tomber dans le pléonasme, je pense que la révolution Tunisienne sera BOURGUIBIENNE ou ne le sera jamais (sans plagiat), tous simplement parce que nous vivont tous dans la république de Bourguiba, du drapeau national jusqu’au dernier dispensaire encore operationnel, les traces visibles de la « civilisation » Bourguiba sont encore sous nos yeux parfois éclatante de vie comme les batiments de l’avenue Bourguiba, la cité olympique d’el menzah ou les principaux hopitaux dans toute la Tunisie qui continuent à soigner les citoyens malgré l’état des lieux, j’aurait tout simplement aimé que ceux qui s’identifient au drapeau national et qui touvent le reconfort dans les institutions de Bourguiba et reconnaissent la citoyenneté mettent juste leurs memoires en marche et les autres islamistes toutes categorie confondus denians l’existentiel de Bourguiba profitant odacieusement de son oeuvre jusqu’au élections du 23 ou le cadre social républicain leur a permis d’y participer mettent leurs dignités en marche si jamais ils en n’ont.