En 1968, j’étais journaliste au Journal parlé de Radio Tunis, tout en étant inscrit en Première année d’Histoire-Géographie de la Faculté des Lettres du Bd du 9 avril. Mais mon statut officiel aux yeux de l’Administration, c’était Instituteur normalien qui était dans l’obligation de principe de se consacrer durant dix ans à l’Enseignement primaire.Et avec beaucoup de collègues de ma promotion, (Mahmoud Tarchouna, Mohamed Ben Fatma, Mahmoud Hmissi, Mohamed Masmouli, Abdelmajid El Békri ) nous avons été tentés par le désir de forcer nos destins, soit en continuant nos études supérieures ou en revendiquant le statut de créateurs indépendants . Et chacun de nous s’est débrouillé à sa manière, pour devenir professeur d’Enseignement Supérieur, Poète, animateur radio, ou Artiste peintre indépendant.
Pour ma part, en tant que major de promotion, j’ai eu le privilège d’avoir comme première affectation, l’Ecole Franco-Arabe d’Akouda, avec Jean Dagréou comme directeur et dont j’étais l’élève durant toutes mes études Primaires (Avant l’Indépendance). C’était en Octobre 63.
Nous étions, par ailleurs, une dizaine, dont Mohamed El Hédi Krifa et Abdelmajid El Békri qui avions été choisis par Brahim Najar, qui avait succédé à Mahjoub Ben Miled à la direction de l’Ecole normale d’El Gorjani , à effectuer un séjour d’un mois en France (Provence, Paris et Normandie, comme hôtes de l’Association Léo Lagrange des Jeunes Socialistes dépendant de la SFIO ( Section Française de l’International ouvrière) que Mittérrand transformera en PS en 1969. Ce séjour n’aurait pu avoir lieu sans le respect que les Socialistes Français vouaient à la Tunisie de Bourguiba et de Ben Salah. C’était l’été 63.
En Juin 64, j’ai reçu dans ma classe à Akouda, la commission destinée à décider de ma titularisation et de me confirmer définitivement dans ma fonction. Pour moi, c’était le signe que je devais abandonner mon projet de continuer mes études supérieures. En conséquence de quoi, j’avais renvoyé de ma classe, les membres de la commission présidée par l’Inspecteur régional qui monta tout de suite au Bureau de poste, situé encore au centre du village, pour revenir, un quart d »heure après, avec un télégramme du Ministère m’ordonnant d’arrêter mon activité d’enseignant, sans me libérer de la fonction. Condamné au chômage et donc au blocage de mon salaire, j’ai passé l’été à fréquenter les cafés où je m’étais lié d’amitié avec des personnes peu fréquentables aux yeux de mes collègues Instituteurs que j’avais énormément déçus, par mon refus de me faire titulariser.
En Octobre 64, j’étais allé voir Si Mhamed Ali Ben Salem qui était une grande personnalité du monde de l’information à Tunis, traducteur des discours de Bourguiba et compagnon de résistance de mon oncle maternel Ajmi Ben Ahmed, dont le corps repose au carré des martyrs du Cimetière d’Akouda. Je lui ai parlé de mon désir de devenir journaliste et il m’a fait engager à La TAP (en face du Ministère de l’Intérieur). Mais après quelques mois, j’étais appelé à effectuer mon service militaire. A l’époque les instituteurs étaient automatiquement sursitaires, mais pas les journalistes J’avais donc décidé de rejoindre les rangs de notre Armée Nationale, pour une année et de revenir par la suite à la TAP. En apprenant ma décision, ma mère, dont le frère ainé était mort en prison (pour appartenance au Néo-Destour et pour l’accusation de collaboration avec les Allemands) ne voulait pas que je devienne « soldat », et s’était donc violemment opposée à ma décision. Mon père (paysan chômeur, illettré mais d’une sagesse inouïe) avait pour ami de Kalaa Kebira, un inspecteur d’enseignement Primaire du nom de Jomaa El Hergli,( père de Si Moncef El Hergli ( l’universitaire et l’homme politique connu). Il a été le voir, et Si Jomaa El Hergli lui a suggéré que j’écrive une lettre au nom du Ministre, pour faire « amende honorable » et retrouver mon poste d’instituteur et échapper ainsi à l’obligation de faire mon service militaire.
En Octobre 64, je devais rejoindre ma nouvelle affectation, à Hammam Lif ,avec comme directeur Mr Paulilo qui m’avait mis en confiance, apprenant que j’étais Artiste peintre amateur,comme sa belle fille. Dès les premières semaines de mon affectation à « La Rue de la Poste » (Casa Italiana), une commission dirigée par un inspecteur français est venue me titulariser, après avoir assisté à mon cours durant une dizaine de minutes, sans me poser la moindre question.
Après deux ans passés à Hammam Lif, au cours desquels j’ai fait la connaissance de Néjib Belkhodja (par le biais de mon frère ainé Mongi qui fréquentait le Café de Paris), j’avais fait une demande de détachement qui été acceptée, auprès du Ministère de la Défense Nationale où j’ai enseigné à l’Ecole des Sous-officiers de Metline dont la majorité des élèves avaient mon âge. Durant deux ans j’ai été traité avec beaucoup de respect par les officiers collègues et ma résidence dans une caserne m’a permis de vivre , au quotidien, au rythme d’une jeune école militaire, dont les fêtes de fin d’année, au cours desquelles j’ai été présenté à Bahi Ladgham et à Ahmed Mestiri, à l’occasion des diners organisés en leur honneur, en tant que ministres successifs de la Défense Nationale. Je garde de ce séjours de deux ans parmi les militaires le souvenir très agréable d’une entente fraternelle avec les officiers et sous officiers responsables de l’administration de l’Ecole, particulièrement son directeur le Commandant Essid. Je garde également le souvenir d’une fresque que j’ai réalisée à la salle des sports, sur demande du Commandant, après que ce dernier aie vu à la Télévision Tunisienne à ses débuts, un documentaire de quinze minutes me montrant entrain de peindre dans l’atelier de Néjib Belkhodja à Bab Djedid (j’étais déjà membre du groupe des Cinq). Durant ces deux ans, passées dans « Les jardins du Nord », j’ai eu également le temps de préparer, par correspondance un examen Spécial d’entrée en Faculté organisé par l’Académie de Paris dans tous les pays francophones, ( pour Tunis, à la Faculté des Lettres du Bd du 9 Avril). J’ai réussi second. Le premier était un Sénégalais de Dakar, selon le résultat publié par l’Académie de Paris. La participation à cet examen spécial s’explique par le fait que le Diplôme de normalien et le Certificat d’études normales, (Bac+1) n’autorisait pas l’accès à l’Université.
Muni de l’attestation de réussite, je m’étais inscrit tout de suite en Première année d’Histoire-Géo à la Faculté du 9 Avril. Ce qui me donnait le statut d’étudiant, membre de l’UGET et me faisait bénéficier du statut de sursitaire. Et… sans informer l’Education Nationale de la fin de mon détachement auprès de la Défense, je me suis fait engager comme journaliste au Journal Parlé Français de Radio Tunis. Et comme « un voleur qui tient dans sa main une bougie » je m’étais permis de déclarer mon identité réelle au micro, à chaque début d’édition du JPF. Jusqu’au jour, où se rendant compte que je n’étais plus détaché auprès de la Défense, l’Education Nationale m’affecte à l’Annexe du Lycée Sadiki (proche de la Faculté des Lettres) et me somme de regagner mon poste. A mon refus de quitter la Radio, on décida de me passer en Conseil de discipline. Et c’est en ce moment crucial de ma vie que Ahmed Ben Salah avait remplacé Mahmoud Messadi à la tête du Ministère de l’Education.
Durant mon passage à la Radio,j’ai fait la connaissance du milieu politique de l’époque qui était très accessible (Palais de Carthage, Parlement, Ministères ). Je connaissais donc la différence entre la rectitude et le caractère sévère de Messadi et le caractère presque bon enfant de Ben Salah, très disponible à l’égard des jeunes et rassembleur d’énergie, pour un projet ambitieux pour une Tunisie nouvelle. Surtout qu’il mettait en avant, non seulement des réformes structurelles mais mettait l’accent sur la réforme des mentalités, conformément à une vision qu’il partageait avec le Bourguiba des années soixante. Je me suis décidé de tenter ma chance en demandant à être reçu, par mon nouveau Ministre au moment où il serait à son bureau de l’Education Nationale.
C’était en fin d’après midi. J’ai été reçu d’abord par Hafedh Tarmiz, personnalité connue du Lycée de Garçons de Sousse où j’avais fait mes études secondaires et réputé d’obédience communiste. Après avoir entendu ma requête, ce dernier m’envoya au bureau du Chef de Cabinet et j’ai pu accéder immédiatement au Ministre que je ne connaissais pas auparavant à titre personnel. Je l’avais mis au courant de toute la situation dans laquelle je me trouvais : franchement indiscipliné à l’égard de l’administration..mais plein d’ambition à caractère culturel, je lui avais rappelé qu’il avait acquis un portrait expressionniste à l’encre de Chine de Mahmoud Messadi que j’avais réalisé en 1963 au sein d’un atelier commun que Brahim Najar avait mis à notre disposition, à l’Ecole Normale , Abdelmajid El Bekri et moi, et dont le produit a fait l’objet d’une exposition inaugurée par Ben Salah. Je l’avais mis au courant du fait que j’écrivais dans le Journal La Presse, (en parallèle à mes études à la Fac des Lettres et à mon activité de journaliste au JPF) , après sa nationalisation, en 1967, et la désignation de Amor Belkhiria à la tête d’une équipe de jeunes dont je faisais partie, pour remplacer, en partie l’équipe de Smadja dont quelques uns avaient rejoint le Journal français « Combat » dont il était également propriétaire. Je lui ai demandé en fin d’exposé, de m’aider à poursuivre mes études à la Sorbonne en Histoire de l’Art, spécialité qui n’existait pas à la Faculté des Lettres. Sans aucune hésitation, il m’a demandé de lui préparer un dossier contenant tous mes articles culturels que j’avais publiés dans La Presse, et le lendemain j’étais en situation de mise en disponibilité (pour garder ma titularisation dans la fonction publique), boursier de l’Etat Tunisien.
En me recevant pour me l’annoncer, il m’avait dit les yeux dans les yeux : نحبك ترجع راجل لتونس و مش متاع حتى حد.
C’était, aussi çà la Tunisie sous le tandem Bourguiba Ben Salah ! َ
Aujourd’hui,( à 77 ans) en lisant l’article que je viens de terminer, à Amina, mon épouse, celle-ci a compris pourquoi je n’avais pu retenir mes larmes en apprenant le décès de Sid Ahmed.
Une réponse
Kortas Riadh
Bonsoir si Naceur, votre article, votre récit est si merveilleux qu’il m’incite à lire à relire vos anciennes et nouvelles publications.
Qu’Allah vous préserve.
Au plaisir de vous lire.
Riadh Ben Ahmed(Rejab) Ben Hédhili Kortas.