A la mémoire de Safia Farhat
L’information sur l’existence d’un rapport de collaboration entre une structure d’Enseignement par le service, au sein du Collège d’Agriculture de l’Université de Géorgie et un département d’Anglais, appartenant à cette même institution, avait, également, ravivé en moi, le désir d’évoquer, les problèmes assez révélateurs qui s’étaient posés, à l’équipe dont je faisais partie, réunie autour de Safia Farhat, lors de la transformation, en 1974, de l’Ecole des Beaux-Arts, en Institut Technologique d’Art, d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis (ITAAUT). L’analyse de la nature des obstacles, rencontrés, pourrait nous éclairer sur les problèmes structurels dont souffre encore notre système universitaire.
A l’époque, il s’agissait, d’abord, de faire reconnaître par les autorités universitaires, la légitimité de l’intégration des Beaux-Arts à l’Université. Les résistances provenaient de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, institution qui, à nos yeux, à l’époque, nous semblait la plus proche ; étant donnée notre appartenance, supposée commune, à un même champ de savoir, celui en rapport avec la culture et les « choses de l’esprit ». C’était sans compter avec l’idée que le corps des professeurs, hauts gradés,[1] se faisaient de la dignité de leur savoir universitaire, à laquelle la pratique manuelle des Arts Plastiques risquait de porter atteinte. On parlait alors, de souci de préserver le niveau supérieur de l’Enseignement Universitaire.
Le discours des politiques insistait, quant à lui, sur l’acquisition, prioritaire, des Sciences et des Technologies, considérant la pratique de l’Art comme un supplément d’âme selon les termes mêmes, utilisés par Mahmoud Mess’adi, Ministre de la Culture, après avoir été Ministre de l’Education Nationale. La promotrice du projet, faisant partie, par alliance, du personnel politique de premier plan, et usant d’un sens pragmatique des plus créatifs, a eu l’idée, qui s’était révélée passante, de convertir l’Ecole des Beaux-Arts, non pas, comme on le souhaitait, en Institut Supérieur des Beaux-Arts, mais en Institut Technologique d’Art, d’Architecture et d’Urbanisme. Dans un système d’enseignement supérieur, organisé en universités spécialisées, dans les Sciences Humaines, d’un côté, (Tunis I), et les Sciences et Techniques de l’autre, (Tunis II), la nouvelle institution consacrée à l’enseignement des Beaux-Arts et l’Architecture, a été mise, en conséquence, sous la tutelle de la seconde, aux côtés, entre autres, d’une grande Faculté des Sciences et d’une prestigieuse Ecole d’Ingénieurs. Ce n’est que vingt ans plus tard que l’ITAAUT, retrouvant, pour une année, son statut d’Ecole des Beaux-Arts (EBAT), en 95-96 et celui d’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis (ISBAT), depuis 97, a été intégrée à l’Université de Tunis, aux cotés de La Faculté des lettres et des Sciences sociales. Au vu de la tournure que les choses sont entrain de prendre, aujourd’hui, l’on pourrait se demander si l’on aurait pas mieux fait de continuer, jusqu’au bout, ce choix « tactique », opéré par Safia Farhat, qui avait consisté à classer la nouvelle institution du côté de la « technique » plutôt que de l’esprit « désincarné » que l’on peut voir, encore, à l’œuvre dans l’enseignement de certaines disciplines, dites littéraires.
Le sens pratique de la première directrice tunisienne de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis, qui n’était pas universitaire mais artiste, s’est révélé véritablement porteur d’un souffle de réforme, dont l’Enseignement Supérieur a grand besoin aujourd’hui. Au vu de l’orientation nouvelle de l’enseignement des Arts, qui, associe ce dernier à l’apprentissage des métiers d’art, ce choix « tactique » s’est révélé, de dimension, plutôt, « stratégique ».
En optant pour la conversion, en Institut Technologique de la modeste Ecole des Beaux Arts de Tunis (beaucoup moins importante que celle d’Alger), quelques années après qu’elle ait hérité de la direction, en succédant à Pierre Berjole qui avait succédé quant à lui au fondateur, Armand Vergeaud[2], Safia Farhat, a été, en réalité, fidèle à une optique propre à certains membres du Groupe d’artistes auquel elle était affiliée.
Comme Abdelaziz Gorgi et Aly Bellagha, elle avait tendance à intégrer les arts plastiques, sous la forme dite « monumentale » (céramique, tapisserie, peinture murale, mosaïque, ferronnerie d’art, et bas relief en pierre tendre de Dar Chaabane), aux espaces architecturaux, aussi bien intérieurs que de façade, des bâtiments publics et des établissements hôteliers. C’est ce qui pourrait expliquer qu’à côté des sections, Arts Plastiques et Architecture, que comportait déjà l’ancienne école, la nouvelle institution devait comprendre un nouveau département consacré aux Arts et Métiers, au sein duquel ont été programmés des formations, dans diverses disciplines, en rapport avec l’art du Design, couvrant aussi bien l’Architecture d’Intérieur que la Publicité, les Arts Graphiques et les Design Produits (Artisanat et Industrie). Cela, tout en ouvrant l’Architecture à l’Urbanisme et en organisant, en deux filières, le Département d’Arts Plastiques : Art et Communication ; formation d’enseignants d’Arts Plastiques et Arts Plastiques ; différents profils d’artistes : peintres, graveurs sculpteurs, céramistes et spécialistes en tissage « mural ».
Paradoxalement, ce n’est pas dans l’enseignement du Design que cette institution, créée par Safia Farhat, devait être la plus performante. Malgré son intérêt pour l’Art Monumental, la Décoration et son implication personnelle, dans ce domaine en rapport avec l’Economie, c’est du côté de l’Enseignement des Arts Plastiques que son apport a été des plus innovants.
Cela pourrait s’expliquer par le fait que lorsque l’on se trouve à la tête d’un projet dont on est le porteur, la réalisation de ce dernier sera fonction des moyens matériels et humains dont on dispose. D’une manière générale, l’on ne fait pas ce que l’on veut mais ce que l’on peut.
En matière de gestion de projet, celle que Safia Farhat avait appliquée, durant toute la période qui s’étale des débuts des années 70 à ceux des années 80, à L’ITAAUT, a été instructive, à plus d’un titre. Elle peut l’être encore aujourd’hui, à partir du moment où l’on commence à avoir une approche, plutôt globale, de la réforme de l’Enseignement Supérieur ; dans laquelle la démarche qualité qui semble la sous-tendre, inclue de revoir aussi bien le mode de gestion et d’administration que les contenus et les méthodes de réalisation des programmes de formation. A commencer, peut-être, par cette notion, quelque peu « dirigiste » de programme, auquel l’on pourrait substituer l’idée d’un plan de travail clair et celle d’une méthodologie rigoureuse, mais toujours spécifique, d’apprentissage et de recherche.
En prenant en considération, les moyens dont elle disposait, aussi bien matériels qu’humains, ainsi que le degré de responsabilisation dont elle disposait, (considérant que c’est là que réside le véritable sens de l’autonomie, administrative, financière et pédagogique), l’on pourrait évaluer, comme étant remarquablement significative, non pas en termes de jugement mais d’analyse, cette expérience d’une dizaine d’années, au cours desquelles, Safia Farhat a réussi à laisser sa marque personnelle, dans l’histoire de l’enseignement de l’Art à l’Université tunisienne.
Commençons d’abord par cette question de «programmes», pour dire que durant cette période, incontestablement, la plus performante en matière de formation de cadres, le grand nombre de plaquettes, rédigées par les enseignants, pour y présenter leurs cours, contrastait avec l’absence totale de programmes, fixés par un texte juridique les officialisant, pour une période indéterminée, au cours de laquelle, ces textes se transforment, de fait, en obstacle à toute initiative, individuelle ou de groupe, d’amélioration de la qualité de l’enseignement, par la prise en considération des données, toujours nouvelles, de l’époque.
Cette primauté de la plaquette, rédigée par l’enseignant, n’est pas sans faire observer le caractère, implicitement contractuel, de pareil enseignement. Bien entendu, la mise en valeur de la plaquette, dans l’analyse de cette expérience vécue à l’ITAAUT, il y a déjà trente ans, prend, ici, une signification symbolique qui renvoie à un contexte, dans lequel les notions d’autonomie et de responsabilisation de chacun des intervenants sont confortées, par ailleurs, par l’existence d’un « chef d’orchestre » dont le rôle est de faire converger l’apport spécifique de chacun, en favorisant son intégration fonctionnelle au sein de l’équipe, dont la vision partagée des objectifs communs, constitue l’objet du plan de travail dont l’adoption est de loin plus performante que la simple exécution d’un programme préétabli.
Cette approche de l’enseignement de l’Art ne pouvait être efficace et rentable que dans la mesure où, les différents intervenants, se trouvent solidaires et partagent les mêmes valeurs, dans le sens que l’on donne à la notion de culture d’entreprise et dont j’ai déjà évoqué l’importance, pour une stratégie d’amélioration des performances d’une entité économique.
Rendre compte des moyens humains disponibles et de leur conjugaison, n’est pas sans rappeler que l’investissement de ces moyens par un chef d’orchestre conséquent, comme Safia Farhat l’était, est aussi fonction de l’autonomie de gestion dont on dispose. Nul doute que la grande marge de liberté responsable qu’elle pouvait s’accorder, dans ses rapports avec les autorités administratives, eu égard à sa position politique de fait, lui avait permis de s’investir, pleinement, dans un projet auquel elle s’était positivement identifiée, en artiste.
Témoigne de cette attitude, la liberté dont jouissaient tous ses collaborateurs y compris, ceux, parmi eux, qui n’étaient pas directement concernés, comme elle, par le département d’Arts Plastiques. A titre d’exemple, l’on peut dire que jamais, l’enseignement de l’Architecture, en Tunisie, n’a été aussi autogéré par les architectes eux-mêmes que durant la période où ces derniers avaient bénéficié de la complicité de la directrice de l’ITAAUT.
Grâce à un sens remarquable du compromis dont elle a fait souvent preuve, dans ses rapports avec un personnel enseignant, d’origines académiques diverses, Safia Farhat a su initier une expérience nouvelle d’enseignement à l’ITAAUT, où l’on pouvait reconnaître une écoute intelligente et discrète et de son entourage et des expériences étrangères contemporaines.
Pour ma part, je m’étais réellement investi dans ce projet et j’en avais profité pour essayer de convaincre mes collègues du bien fondé d’une proposition que je leur avais faite et qui consistait à enseigner certaines des « matières théoriques », (esthétique, histoire de l’Art, sociologie de l’Art,) dans les ateliers de pratique ; ces derniers n’étant plus des lieux consacrés à l’enseignement d’un maître dont l’atelier porte souvent le nom.
On avait alors instauré un enseignement basé sur la création d’ateliers de synthèse, au sein desquels intervenaient, ensemble, un plasticien, et un enseignant d’histoire de l’Art et d’Esthétique.
La formule m’avait personnellement donné l’occasion de travailler, en binôme, avec Ridha Ben Abdallah, un plasticien, sculpteur, peintre et architecte d’intérieur remarquable et de participer, à ses cotés, à la formation de quelques uns, parmi les enseignants qui forment, aujourd’hui, l’ensemble du « Collège A » du corps enseignant, spécialisés en Sciences et Techniques des arts.
Je m’étais même permis, à l’occasion, de trouver un contenu nouveau à mes cours d’histoire de l’Art et d’Esthétique. Pour les premiers je devais opter pour la lecture de moments particuliers de l’Histoire Universelle de l’Art, choisis, en fonction des thèmes développés dans l’atelier de synthèse. Quant aux seconds, j’avais pensé plus profitable, pour des étudiants en Arts Plastiques, d’acquérir un vocabulaire leur permettant de comprendre, dans la pratique, les enjeux de cette dernière, en vue de pouvoir, plus tard, la transposer en théorie. J’avais intitulé ce cours : « Esthétique concrète ». Et ce, dans le sens où l’on parle aujourd’hui de Philosophie pratique que l’on sait différente de Philosophie de la pratique. Des traces, sur le mode du négatif, subsistent encore, de cette période, dans les « programmes officiels » des différents instituts des Beaux-arts, d’Arts et Métiers et de l’Ecole Supérieure des Sciences et Technologies du Design et se rapportent, en ce qui me concerne, au cours de Terminologie. J’ai parlé de traces sur le mode du négatif, parce que la signification et le contenu de ce cours ont été l’objet d’interprétations, souvent abusives, de la part de jeunes collègues, du fait du caractère lâche de son intitulé.
Cette appellation recouvre en fait, celle d’Esthétique concrète. Ce recouvrement de l’intitulé précis de ce cours, par le vocable Terminologie a une histoire, pour le moins significative. La dernière réforme des programmes d’enseignement de l’Art, avant celle du LMD, a été préparée par une commission, créée au sein du Ministère de tutelle et présidée, en sa qualité de Directrice de la Rénovation Universitaire, par une collègue de formation scientifique. Les discussions, à propos de l’adoption de ce terme « d’Esthétique concrète » n’avaient pu aboutir à un accord le jour même, la collègue responsable, nous avait opposé, le lendemain, un non catégorique, arguant du fait qu’elle avait consulté, la veille au soir, le dictionnaire, en nous faisant remarquer que cette appellation n’y existait pas. En réponse à sa question concernant le contenu de ce cours, j’avais dit qu’il s’agissait de familiariser les étudiants avec la « terminologie » spécifique au domaine de l’Art. Et c’est ainsi que les programmes, en vigueur, jusqu’a l’adoption de la réforme LMD, comprendront un intitulé d’enseignement qui n’a plus de rapport avec son contenu d’origine, victime de cette formalisation, dont son appellation a été l’objet, de la part de responsables administratifs, chargés de la rénovation de l’enseignement.
C’est dire qu’après le départ de Safia Farhat, l’institution qu’elle avait fondée s’est trouvée à découvert et livrée à l’ingérence des différents administrateurs, qui, chacun, à partir de l’optique propre à sa discipline de formation, s’était proposé de « corriger » ce qui lui semblait non-conforme au mode de penser dont il est porteur et qui était, souvent, peu favorable à la pédagogie de la création , dont tout le système universitaire, et non pas seulement l’ITAAUT, en avait grand besoin.
Ainsi, les juristes avaient procédé aux aménagements formels nécessaires, en vue de faire rentrer dans les rangs, des enseignements, jugés flous, en les rendant programmables, et administrables. Joints aux scientistes, les essentialistes avaient, quant à eux, essayé de retarder, au maximum, la reconnaissance, de ce savoir spécifique, comme étant digne du niveau universitaire Savoir proche de celui que les économistes désignent, sous le vocable d’ intelligence économique dont la maîtrise du réel, pourrait se révéler plus performante que celle, prévisible et planifiable, à laquelle prétend une raison technicienne instrumentalisée et juridiquement encadrée, par des textes de lois. L’application de ces derniers consistant, souvent, à bloquer toute initiative, si celle-ci n’est pas conforme, à la lettre, aux règlements en vigueur, aurait beaucoup plus, le sens d’un certain exercice du pouvoir que celui d’un quelconque souci de veiller au respect du Droit.
L’expérience dura quelques années, le temps que les effets nocifs de l’institutionnalisation ne transforment une école d’art, en enceinte universitaire, au sein de laquelle, les ambitions carriéristes des uns et des autres finiront par l’emporter sur les considérations ayant trait à l’art et à son enseignement. C’est cette réalité là que j’ai dû affronter, après que Dali Jazi, encore Ministre de l’Enseignement Supérieur, jugeant alarmante, la situation dans laquelle se débattait l’ISBAT, en cette fin d’année universitaire 98-99, ne propose ma nomination à sa direction, après une expérience de quatre ans, jugée concluante, à la tête de l’ISBA (Sfax). Durant les trois années « entières » que j’ai passées, en tant que directeur d’une institution que je connaissais, peut-être trop, pour avoir participé, à quelques exceptions près, à la formation de tous ses enseignants, j’avais passé plus que la moitié du temps que je réservais à mes obligations administratives, à une tâche, pour le moins pénible. Il s’agissait de préserver, au quotidien, cette institution universitaire, des effets déstabilisants, des ingérences de pouvoir, exercées par ceux, pour qui le sens du devoir importait moins que l’appartenance clanique. Cela avait commencé, quelques mois seulement, après le départ de Dali Jazi du Ministère de l’Enseignement Supérieur.
Mon nouveau Ministre que je connaissais personnellement, pour avoir travaillé à ses côtés, en tant que chargé de mission, auprès du Secrétaire d’Etat qu’il était, avait ordonné une inspection de ma gestion qui avait duré près d’une année, dont la conclusion a consisté à « me recommander de transférer, une fonctionnaire, chargée des archives à la bibliothèque ! »
Il était prévu, depuis quelques années déjà, le transfert de l’ISBAT, dans des nouveaux locaux, dont la construction était en cours d’achèvement à Denden et, donc, la réaffectation de ceux des « Beaux-arts » de Tunis qui depuis plus de cinquante ans donnait ses titres de noblesse artistique à ce quartier populaire de Bâb Sidi Abdesselam. Durant toute la période de construction du nouvel ISBAT, à Denden, les locaux de Bâb Sidi Abdesselam avaient été laissés à l’abandon, dans un état de délabrement remarquable.
Pour parer au plus pressé, utilisant des fonds de tiroirs de certains articles du budget (Ravalement de façade et entretien), j’avais fait restaurer, par un maçon, aidé par des ouvriers de l’école, la cave ainsi qu’un mur d’enceinte, du côté nord qui était pratiquement en ruine.
J’ai pu, également, récupérer des espaces couverts dont une grande salle utilisée comme dépôt et d’autres vrais dépôts, fermés depuis des années et contenant du mobilier scolaire non inventorié.
Conçus par Jacques Marmey, ces locaux construits entre 1944 et 1946, pour servir de « Centre d’accueil pour grands mutilés de guerre », seront récupérés, en 1949, en Ecole des Beaux-Arts de Tunis, [3]l’année même de la mort de son premier directeur Armand Vergeaud. Ce dernier ayant, en 1925, transformé le Centre d’Enseignement d’Art de Tunis, ouvert, en 1923 par Pierre Boyer[4] à Dar Ben Ayed, dans la Médina, en « Ecole des Beaux-Arts de Tunis ». A mes yeux, ces locaux de Bâb Sidi Abdesselam, ont leur histoire, qui est celle de la plus ancienne institution d’Enseignement Supérieur, qui durant la période qui avait précédé son rattachement à l’Université, fournissait, déjà, des enseignants du secondaire et formait des architectes. Certains parmi eux, avaient constitué une bonne partie des enseignants d’Art et d’Architecture qui avaient participé, aux côtés de Safia Farhat à la création de l’ITAAUT. Les mêmes considérations que j’ai déjà formulées, au début de cet essai, qui se rapportent à la dimension culturelle d’une Ecole des Beaux-Arts, en tant que pôle de rayonnement et même de prestige, pour une grande ville comme Sfax, est d’autant plus vrai qu’il s’agit, à présent, de la Capitale.[5]
Quelques semaines seulement, après ma prise de fonction, j’avais envoyé un rapport au Ministre, dans lequel j’avais décrit l’état des lieux, au plan pédagogique et proposé un véritable plan de redressement de la situation. Après avoir procédé à l’évaluation de l’état des deux départements, j’avais conclu sur la nécessité de doter le département Arts et Métiers de moyens plus importants que ne pouvaient lui garantir ni le budget de l’institution ni l’espace et les moyens matériels dont on disposait, pour que l’on puisse prétendre à un enseignement du Design, digne de ce nom. En conséquence de quoi, je lui proposais de créer une nouvelle école, spécialisée dans l’Enseignement du Design, dans les locaux de Denden dont la construction était au stade de finition. Comme il m’avait semblé que mon rapport, n’était même pas parvenu à destination, j’avais profité de la réunion périodique des directeurs et des doyens, présidée par le Ministre, pour suggérer la création d’un Institut Supérieur des Arts et Métiers, en réponse à un appel lancé par ce dernier, qui demandait aux présents de lui proposer des nouvelles filières de formation. J’avais, alors, insisté sur le fait que les différentes disciplines du Design, sont des métiers d’avenir. L’idée a été retenue et son acceptation avait même figuré dans le discours de clôture.
En septembre de la même année, l’ISAM de Denden ouvrait ses portes, avec à sa tête Raïf Malek, un jeune collègue qui était juste auparavant directeur du département Arts et Métiers de l’ISBAT, et sur lequel je m’étais déchargé de la gestion de cette section, en vue de me consacrer à la réforme de l’enseignement des Arts plastiques.
J’avais pu, ainsi, sauver l’ISBAT de son transfert à Denden, tout en assurant, sur les lieux mêmes, des nouveaux bâtiments, une continuation symbolique entre la vocation de l’Office de l’Artisanat, qui avait cédé le terrain et l’ISAM dont les nouveaux bâtiments ont été construits dessus.
C’étaient donc des impératifs relevant de l’efficience pédagogique qui ont été à l’origine de la création, en 2000, de l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Denden[6]et qui avait préparé le terrain, sans en avoir l’intention, à l’autonomisation, de principe, de cet enseignement spécifique. Celle-ci allait être précisée, lors du changement d’appellation de cette nouvelle institution qui deviendra, en Décembre 2002, l’Ecole Supérieure des Sciences et Technologies du Design et ce, sur proposition de son premier directeur. Changement qui s’avèrera, tactiquement, efficace, et qui pourrait être le point de départ d’une véritable réforme de l’enseignement du Design en Tunisie, en devenant, par la même, stratégiquement, porteur de sens. Mais, en attendant, l’on ne peut que dire, à ce propos, que la création de cet institut consacré à l’enseignement des Arts et Métiers, dans le sens des disciplines du Design, coïncidait, peut-être, avec le besoin qu’avait notre système universitaire de s’intégrer à l’économie. Et ce, non pas en cherchant à se mettre en adéquation avec le marché de l’emploi, mais en formant des producteurs et des prestataires de services, d’un nouveau type.
Mais comme le moment était pour la recherche de filières courtes on a vite fait d’exploiter l’idée, en multipliant les instituts supérieurs d’Arts et Métiers, tout en limitant la durée des études, dans la plupart d’entre eux, à trois ans.
Ainsi, les filières ayant un rapport avec l’enseignement des Arts appliqués et ceux d’expression, connaîtront en conséquence, une expansion remarquable ; à savoir, la création d’une ou de plusieurs nouvelles institutions, par an. L’idée de création de filières courtes, n’était pas à l’origine de cette décentralisation des formations en Arts de l’Espace, initiée par Dali Jazy et qui coïncidait avec d’autres impératifs qui étaient soit d’ordre épistémologique, (affirmation, plus ou moins légitime, de la nécessité de l’autonomie de l’enseignement de l’Architecture) ; soit d’ordre stratégique (se rapportant à une politique nationale de décentralisation de l’Enseignement Supérieur). En effet, cette option, qui avait débuté par la création, en 1995, de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Sfax et l’Ecole Nationale d’Architecture à Sidi Bou Saïd, allait être continuée par la création, en l’an 2000, de deux nouveaux instituts des Beaux Arts, à Sousse et à Nabeul.
Le fait d’avoir consacré, avant même la création de l’ISAM de Denden, ces deux nouvelles institutions à l’enseignement des Beaux-Arts, témoigne, par ailleurs, des penchants culturalistes de Daly Jazi, qui dès 1996, annonçait la création de deux autres écoles des Beaux-Arts, à Sousse et à Nabeul.
Mais déjà, d’autres impératifs vont être pris en considération, dans la continuation de cette politique de création de nouvelles institutions d’enseignement de l’art. Certains semblent relever de la nécessité objective, de faire face à l’afflux, de plus en plus grand, de nouveaux bacheliers, d’autres d’un souci pragmatique de mieux ancrer la fonction de l’Université dans la réalité socio-économique nationale, par la création de filières dites courtes.
C’est ce qui pourrait expliquer, à première vue, la création des instituts d’Arts et Métiers de Kairouan et Gabès, en 2001, de Kasserine, Gafsa, Séliana et Mahdia en 2005, de Tataouine en 2006 et enfin de Sidi Bouzid en 2008; ainsi que celle de l’Institut Supérieur des Arts de la Mode de Monastir en 2003. Ce sont, peut être, les mêmes considérations qui ont mené au changement d’appellation, donc de vocation, de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sfax, transformé en Institut Supérieur des Arts et Métiers, situation que j’évoque largement dans les premiers chapitres du présent ouvrage.
Pour toutes ces institutions de création récente, il serait souhaitable de transformer le fait accompli de leur existence, en véritable acquis pour notre Enseignement Supérieur, quelles que soient les raisons qui ont présidé à leur création et ce, en les aidant à mieux assumer leurs rôles spécifiques dans le projet national de développement global. Et pour elles, autant que pour les anciennes, l’instauration du régime de formation universitaire L.M.D, peut être l’occasion d’une réforme, en profondeur, de l’Enseignement des arts, en Tunisie.
Ce dernier devant faire l’objet, au préalable, d’une évaluation objective de la situation qui est la sienne, aujourd’hui. Il s’agit, en fait, d’aider chacune de ces institutions à mieux définir sa spécificité. Et ce, bien au-delà de la prise en considération des réalités régionales, dont l’invocation, par les autorités locales, pourrait, si l’on y prend garde, empêcher une meilleure compréhension de la spécificité particulière à chacune.
Car, s’il est vrai que ces institutions peuvent revendiquer, à juste titre, un ancrage nécessaire dans les réalités locales, il n’en demeure pas moins vrai que leur inscription, dans le champ spécifique de l’enseignement des arts, à un niveau universitaire et à l’échelle nationale, ne peut que les aider à mieux assumer leurs rôles, au niveau des régions.
Et si l’Université se doit, aujourd’hui, de s’ouvrir sur les réalités économiques et sociales du pays, c’est surtout en vue d’investir ces réalités, à partir d’approches scientifiques de niveau universitaire, et non pas de doubler la fonction de formation professionnelle, à caractère technique, dont sont chargées des institutions autres qu’universitaires.
Une tâche d’encadrement de ces nouvelles institutions s’avère donc plus que nécessaire, du fait même que la nature du champ artistique dont on vient d’évoquer, à plusieurs reprises, le caractère spécifique et dans lequel ces institutions sont inscrites, est, en fait, des plus complexes.
C’est que le domaine des arts recouvre un champ de pratique, de recherche et de connaissance qui regroupe sous la même désignation des activités assez différentes, pour que chacune d’elles soit reconnue comme autonome et sa réalité comme spécifique, mais, en même temps, proches, parce qu’entretenant, entre elles, des rapports de correspondance et non pas de similarité.
Ces rapports, comme le souligne le développement récent de la pensée esthétique, ne peuvent autoriser ni une attitude réductrice qui les regrouperait toutes dans une réalité commune, dont elles seraient de simples variantes, ni la hiérarchisation de ces activités entre elles.[7] En règle générale, ce dont il est question, dans tous les ensembles de disciplines d’enseignement de l’art, c’est une certaine manière d’interpréter le monde et de le produire et non pas de le reproduire. Ceci est valable autant pour les activités à connotation symbolique d’expression que pour celles dont l’implication dans le système de production économique est plus remarquable.
Toute réflexion, sur la formation, dans ces spécialités, doit tenir compte de deux exigences apparemment contradictoires. D’un coté, il y a la nécessité de faire accéder l’étudiant à la conscience du caractère inédit, parce que personnel, de ce qu’il entreprend, au cours d’exercices de familiarisation graduelle avec l’activité de création et de l’autre, la nécessité, également, du respect des contraintes, sans lesquelles il ne peut prétendre à l’apprentissage de la création.
Comme le confirme la pratique réfléchie de la création artistique, dans tous les domaines qu’elle peut recouvrir, l’Art se nourrit de contraintes et meurt de liberté.
Cette possibilité pédagogique de faire accéder les élèves, autant que les étudiants, à une prise de conscience de la réalité, fondée sur la notion de liberté responsable, relève, en fait, des retombées positives que peut avoir cette pratique réfléchie de l’art et que j’ai déjà largement évoquée au second chapitre, intitulé Culture et Economie.
C’est ce qui pourrait expliquer le fait que l’on ait remarqué, il y a plus d’une dizaine d’années, l’inexistence de demandeurs d’emploi parmi les diplômés en Arts Plastiques,[8] en observant qu’ils n’étaient pas devenus tous des enseignants du Secondaire ou bien du Supérieur, ni des artistes et que nombreux, parmi ces diplômés, avaient pu négocier leurs situations, en composant avec cette même réalité qui, aux yeux des diplômés d’autres disciplines, ne présentait, pour ces derniers, aucune possibilité d’intégration.
Dans ce domaine, il y a lieu d’observer l’existence de deux réalités proches et non similaires, comme on l’a déjà précisé.
Il s’agit de distinguer les cas où le concept de création se rapporte à des activités de production et d’échange de biens et de services, réputées utilitaires mais qui ont, en plus de leurs valeurs d’usage et d’échange, une valeur ajoutée à caractère symbolique (activités de Design et d’artisanat), d’autres cas, où le concept de création renvoie à des considérations d’expression culturelle, individuelle et collective, propre aux activités relevant des Arts Visuels d’Expression. En ce qui concerne ces derniers, il faudrait rappeler que l’utilité de leurs pratiques, symbolisantes, réside, aussi, dans le fait de favoriser, au sein du groupe, l’équilibre existentiel, qui permet, au corps social d’évoluer dans l’harmonie et d’assumer, sans heurts, ses crises de croissance. Quant au rapport de la production artistique à l’activité de production économique dans son ensemble, il faudrait rappeler que l’Economie de l’Art et de la Culture fonctionne, selon un mode particulier qui fait que pour être rentable, à long terme, l’activité de création artistique doit être fondée sur le désintéressement le plus scrupuleux. A quelques exceptions près, qui ne font que confirmer la règle, aucune des œuvres dites consacrées par l’histoire de l’art, et qui sont l’objet de spéculations, à l’échelle planétaire, n’a été produite en vue d’être vendue, au sein du marché de l’Art.
Dans le cas des disciplines qui relèvent de l’Art du Design, leur spécificité provient du fait que la formation, dans ces spécialités, suppose l’existence de besoins en concepteurs dont les supposés employeurs, dans les secteurs concernés, n’en sont, parfois, pas assez conscients.
Pour la majorité des licences en Design, que celles-ci soient appliquées ou fondamentales, le profil de formation, que nous dispensons, est sensé répondre à des besoins, dont la définition ne devrait pas être faite, seulement, par les milieux professionnels d’aujourd’hui. Dans certains cas, et non des moins importants, au plan économique et social, tel celui qui se rapporte à la formation en Design artisanal, la participation de l’Enseignement Supérieur ne devrait surtout pas consister à répondre à des besoins que pourraient exprimer les milieux professionnels. Que ces derniers soient représentés par une institution de tutelle, à caractère administratif, ou bien par des représentants de corporations traditionnelles ou à caractère syndical moderne. L’objectif que nous devons donner, à la formation que nous dispensons dans ce domaine, consisterait plutôt, à doter ce secteur important de notre économie, des moyens humains qui lui permettront de dépasser la situation de crise dans laquelle il se débat, parce que continuellement sous analysé.
Et l’on pourrait même, risquer l’hypothèse de supposer que la difficulté à faire évoluer ce secteur, provient du fait qu’on ait souvent abordé la question, sous l’angle économique, dans l’acception la moins scientifique du terme, qui se préoccupe de créer du travail à des jeunes en mal d’insertion et à faire vendre un produit fini, dont les fonctions réelles se sont transformées, au cours des années, en représentation identitaire de façade.
L’analyse, par ailleurs, de certains secteurs, stratégiques, de l’industrie tunisienne, dont celui de la chaussure, du textile habillement et du meuble, révèle l’existence de besoins certains en spécialistes en Design et qui ne sont pas perçus comme tels par certains employeurs potentiels.
Quant au mode de formation dans toutes ces spécialités, l’on ne peut, que souligner, la dimension stratégique de l’instauration du régime LMD, dans ce domaine particulier de l’enseignement des Arts et Métiers et constater, à l’occasion, que cette notion de filière courte , qui a été, à l’origine de la création de la majorité des Instituts d’Arts et Métiers, procédait, en réalité, d’une vision formaliste qui, d’une certaine manière, donnait l’impression de rattacher un type de formation, à sa durée. Apparemment, on pourrait croire que ce n’est là qu’une question de forme, sans incidences sur la manière à travers laquelle on pourra définir ce nouveau type de formation. Mais le fait de se suffire de cette appellation dont le sens désigne une simple économie de temps, en se contentant de dire qu’il s’agissait, d’un cycle court de formation, n’a pas manqué de déteindre sur l’idée que l’on peut avoir de la notion de licence appliquée et de la juxtaposition de cette dernière à la licence fondamentale.
C’est que, particulièrement dans ce domaine des Arts et Métiers, il est très difficile de distinguer une licence appliquée d’une licence fondamentale, pour la simple raison que le champ lui-même dans lequel elles s’inscrivent, ignore cette distinction que l’on opère, dans le domaine des sciences et techniques, entre recherche appliquée et recherche fondamentale,
Même dans ce dernier cas, la séparation, au niveau de l’enseignement, entre les deux notions est difficile à établir. Car, cette distinction entre appliquée et fondamentale se rapporte à une étape de recherche et non pas de formation, au cours de laquelle, la priorité, accordée à l’une ou à l’autre de ces options, est souvent fonction des politiques de recherche et des moyens dont on dispose. Et surtout, de l’environnement technologique, dont les motivations sont souvent de l’ordre de l’applicable, programmé comme tel.
Peut-être faudrait-il rappeler que la recherche fondamentale, a toujours des retombées latérales pratiques[9] qui la transforment en recherche appliquée, pouvant être à l’origine d’innovations, à caractère technique, des plus remarquables et toucher des domaines divers, y compris celui des arts appliqués et ceux d’expression.
De toutes manières, dans les deux cas, que sont ces appellations de cycle court et de licence appliquée, il s’agit d’intitulés dont la signification doit, obligatoirement, être élucidée, (même après que la première de ces deux appellations ait été abandonnée) pour que l’on puisse se prémunir contre les mauvaises interprétations que leur emploi peut avoir, quant à la compréhension de l’enjeu véritable que représente la réforme des programmes, correspondant à l’adoption du système LMD. L’instauration de ce régime ne peut, en fait, revendiquer un caractère stratégique que dans la mesure où elle ne se limite pas à la mise en place d’un canevas comptable, dont on dit qu’il est destiné à donner une valeur d’échange, à nos diplômes, sur le « marché international des formations universitaires ». Le remplissage de ces canevas par des intitulés de domaines, parcours, spécialités et autres spécifications, en l’absence de précisions, concernant les objectifs nouveaux du nouveau régime, et qui doivent inclure la refonte nécessaire de nos méthodes et programmes d’enseignement, fait que l’on peut facilement interpréter cette réforme, à tort, il est vrai, comme ayant pour objectif « inavoué », l’économie du temps de formation.
L’une des formes à travers lesquelles se sont exprimées les réticences de certains enseignants, c’était de dire qu’il sera difficile de réduire à trois ans (licence), un cursus de formation qui se faisait en quatre ans (maîtrise). Le fait que la proposition de la licence (trois ans) ait fait suite à celle du diplôme de formation en cycle court (trois ans également), ajouté à la qualification de cette licence de professionnelle, en un premier temps, et d’appliquée, pour la version officielle, n’a fait que confirmer l’idée qu’il s’agissait de cycle court, centré sur des formations, plus ou moins accélérées, dont l’objectif serait de permettre, aux nouveaux licenciés, un accès, plus rapide, au marché de l’emploi ou bien, une intégration immédiate, à l’activité de production.
Quant à la qualité de « fondamentale », que l’on attribue au cursus d’une licence, dont le programme de formation est sensé permettre, aux plus méritants parmi ceux qui vont en bénéficier, de prétendre à une inscription en master et par la suite en doctorat, elle pourrait également voiler la dimension pratique (différente d’appliquée) de toute recherche en mastère, ou bien en doctorat, dans ce domaine des Arts et Métiers et des Arts d’Expression.
Dans ce champ spécifique des différentes praxis artistiques, il est très difficile de faire aboutir une recherche dont les concepts clés n’auraient pas été extraits du champ de la pratique. Ceci est d’autant plus vrai que la notion de pratique, déclinée dans le sens de praxis renvoie toujours à des réalités particulières et spécifiques, où il est question d’élaboration d’un savoir pratique qui peut donner lieu à une expression théorique innovante, pouvant avoir des retombés positives au niveau de la pratique, elle-même.
Pour rendre cela plus explicite, rappelons qu’un théoricien qui veut définir une ligne déjà faite dira qu’«une ligne est une suite infinie de points » alors qu’un artiste, comme Klee, la définira, à la suite de Spinoza, comme étant « un point qui se déplace ». Observons, ensuite, combien la première de ces définitions est impraticable : on ne trace pas une ligne à partir d’une succession de points. Au contraire, la seconde désigne l’acte même de dessiner une ligne : il suffit de comprendre qu’à l’évidence, « le point qui se déplace » c’est la pointe d’un crayon que la main de l’artiste déplace.
On peut dès lors constater les retombées innovantes, en matière de théorie de l’art, de cette démarche (qui nous a fait définir une ligne à partir de son processus de production), sur le statut du « point » dans la langue française, qui pour devenir producteur de ligne, doit, obligatoirement, se décliner au féminin et devenir « pointe». Et l’on peut, également, observer qu’en langue arabe, « tirer un trait » sur quelqu’un ou sur un moment du passé, pour signifier la décision de l’oublier cela consiste à opérer, à son sujet, un « trait de crayon » جرة قلم, dans le sens de tirer le crayon dessus. Alors que pour exprimer la même idée, en français on désigne le résultat de l’acte de trait (traction) de crayon, en l’occurrence une croix que l’on fait dessus et non pas l’action même qui nous fait dessiner cette croix.
Il s’agit, ici, d’une interprétation de l’action de dessiner, à travers une lecture, à la lettre, d’une expression arabe. Quant au fait de prétendre que pointe c’est le féminin de point, il serait plutôt question d’une interprétation de la langue (française) par l’action de dessiner. Interprétation, qui n’a rien à voir avec le sens étymologique commun de point et de pointe et qui, en latin, renvoie à piqûre. Mais cela permet de rendre plausible l’idée que le point pourrait, dans certains cas, être le masculin de pointe et de les éloigner tous les deux, à l’occasion, de l’agressivité de la piqûre, pour les engager dans le traçage de lignes, à dessein. Quant à la manière dont on peut profiter de cette innovation théorique, en vue d’améliorer les capacités d’expression, par le dessin, d’un élève ou bien d’un étudiant, cela consiste à aider ce dernier à produire des lignes vivantes qui zigzaguent, serpentent ou qui sont en situation de repos, de tension, de relâchement, comme l’a fait Paul Klee, dans ses cours de dessin au Bauhaus de Weimar. De ces possibilités d’amélioration de l’expressivité de son dessin par un étudiant, on ne peut s’en rendre compte qu’après avoir compris que le point c’est la pointe du crayon, que l’on tient au bout des doigts, et que plus on exerce sa main à être souple, plus on sera capable de produire des lignes vivantes et expressives.
Mais parler des arts de l’espace, c’est également rappeler que ces disciplines ont en commun cette appartenance à l’espace, aussi bien, au niveau de leurs pratiques respectives qu’à celui des champs théoriques dont ils peuvent être l’objet ou, au contraire, l’origine et le fondement.
Seulement il faudrait ajouter à cela que chacune, de ces pratiques de l’art de l’espace, décline ce dernier, selon son mode particulier et qui, souvent, n’est autre que l’une des catégories à partir desquelles on définit l’espace, selon le nombre de dimensions, sous lesquelles il se présente à nos sens et à notre conscience. Ainsi, l’art de peindre pourrait être défini comme étant l’art de l’espace à deux dimensions ; parce que peindre c’est, dans les faits, « couvrir une surface plane de lignes et de couleurs, en les assemblant d’une certaine manière ». En reprenant, ici, le contenu de la fameuse définition du tableau, que Maurice Denis avait formulée, vers la fin du dix-neuvième siècle, nous soulignons, par la même, que pour un peintre, un tableau est avant tout une toile. C’est-à-dire un morceau de tissu, tendu sur un châssis en bois, défini d’abord, par sa longueur et sa largeur et dont leur rapport, (objet de spéculation esthétique ayant trait aux proportions considérées harmonieuses), est souvent utilisé pour en définir le format : paysage, marine, figure ; et ce, indépendamment du contenu figuré auquel peuvent renvoyer ces appellations. Ces dernières, ayant, pour les peintres, un caractère purement technique de mesures, n’ont pas de rapport de signification, avec les peintures figuratives qu’elles semblent désigner.
Toujours est-il que cette définition de l’art de peindre, comme étant l’art de l’espace à deux dimensions, pourrait ne pas être extensible, à certaines formes actuelles d’Arts, qui semblent inaugurer des pratiques autres, de disciplines artistiques, également autres. On devine aisément qu’il s’agit des arts de l’installation, de la performance et ceux d’autres pratiques, issues, quant à elles de l’usage spécifique de nouvelles technologies. Ce dépassement, qui pourrait s’avérer qualitatif, par les arts plastiques actuels, du champ traditionnel de l’art de peindre, se fonde, essentiellement sur le fait que ces nouvelles pratiques situent, désormais, leurs activités dans une catégorie spatiale différente : celle de l’espace à trois dimensions, pour les arts de l’installation et de la performance, et dans une catégorie spatiale nouvelle, parce que radicalement virtuelle, pour les pratiques artistiques dites numériques.
Le Cinéma quant à lui, semble, de ce point de vue, relever d’un espace de représentation particulier. C’est qu’en fait, tout en utilisant un espace à deux dimensions, celui de ces deux surfaces planes que sont, la pellicule, (lieu d’inscription de l’image) et l’écran (support de sa projection), il requiert, pour la confection de ses images, l’aménagement d’un espace concret à trois dimensions ainsi que la mise en scène de cet espace. Cette dernière activité le transforme en lieu de jeu, objet de la prise de vue de départ. Et si l’on rappelle que le cinéma est, également, un art du mouvement, donc du temps, l’on comprend la tentation de prendre le septième art pour un art total et, même, pour l’art synthèse qui, dans les cas où, dans sa production, l’on utilise les nouvelles technologies, se transforme, qualitativement, en art de synthèse. L’on peut comprendre, dès lors, l’intérêt, qu’il y aurait, pour la recherche, à adopter cette optique d’analyse de l’espace, sous toutes ses catégories dimensionnelles.
Et cette analyse ne sera qu’encore plus prometteuse, lorsqu’il s’agit de l’étude de situations où ces différents modes d’organisation de l’espace se rencontrent et se croisent, pour se dépasser les uns dans les autres et les uns par les autres.
Ainsi, certaines de ces rencontres de l’art de l’Architecture (que celle-ci soit d’intérieur ou d’extérieur) avec les Arts de la Mise en Scène, donnent lieu à la naissance de pratiques nouvelles et spécifiques de l’aménagement de l’espace, qui les changent, qualitativement. Par l’effet de cette rencontre, l’Architecture d’Intérieur, peut devenir Scénographie, Aménagement festif ou communicationnel, ou bien simple Etalagisme.
En rapport avec cette manière de définir les Arts de l’Espace, en fonction des dimensions, à travers lesquelles, ce dernier se décline, en tant que matériau fondamental, dans la pratique de ces arts, l’on peut faire observer que dans cette vision, il est très difficile de distinguer les Arts réputés d’Expression de ceux qui relèvent de l’Architecture ou du Design, réputés fonctionnels.
C’est qu’en adoptant ce point de vue de producteur, manipulateur d’espaces divers, l’on se rend compte que l’activité de création de formes, dans les deux domaines, supposés distincts, obéit, en toute réalité, aux mêmes principes de cohésion et de cohérence, nécessaires à l’accès de toute œuvre à sa signifiance, issue de son fonctionnement propre. Que cette œuvre soit un tableau de peinture, une sculpture, une réalisation architecturale ou bien un objet Design des plus fonctionnels, le fait qu’elle soit réussie ou ratée dépendra de la capacité de son auteur à l’amener à son terme, en la faisant accéder à son état de fonctionnement.
Précisons d’abord que cette référence au fonctionnement propre d’un tableau ou d’un objet Design utilitaire, nous amène à distinguer la notion de fonctionnel de celle de « fonctionnant ».
Un objet fonctionnel obéit à une fonction qui lui est extérieure et à laquelle il peut, bien ou mal, s’adapter, pour la servir ; alors qu’un objet « fonctionnant » c’est un objet qui fonctionne, dans le sens où sa fonction n’est plus extérieure, mais le résultat de la cohérence de sa conception et la cohésion de ses composantes et émane, donc, de la capacité de cet objet à fonctionner et non pas à être seulement fonctionnel.
Le grand peintre anglais, Francis Bacon, parlant de sa manière de reconnaître, au moment où il est entrain de le peindre, qu’un un tableau est achevé dit que c’est lorsqu’il constate que çà fonctionne ! Précisant que cela n’arrive pas à tous les coups. De son côté, Oliviers Revault d’Allones, explique dans son livre, « La création artistique et les promesses de la liberté », comment les pièces d’un moteur de voiture se distinguent par leur cohésion nécessaire et la cohérence de leur agencement, qui tendent à permettre à l’ensemble de fonctionner.
C’est cette même logique de la fonction immanente et non pas projetée, qui se laisse admirer dans la beauté « évidante » de nos « architectures » vernaculaires, aussi bien bâties que creusées, du Sud et d’ailleurs et dont on peut décrire leur espace comme étant « à portée de main » et non pas « à portée d’œil (de vue) ». Le caractère ergonomique de leurs intérieurs provient du fait qu’à la différence des espaces conçus-projetés des architectes, qui tendent à réaliser des espaces à la mesure de l’Homme, ces espaces « à portée de main » ont l’homme pour mesure. Et ce dernier n’est autre que le corps de l’individu concret du maître d’ouvrage, qui est, parfois, l’usager lui-même, dont le Modulor de Le Corbusier n’est que la projection abstraite.
Après l’évocation de cette fonctionnalité qui « va de soi » des espaces intérieurs à portée de main, des espaces traditionnels et ce caractère fonctionnant, différent de fonctionnel, commun aux œuvres d’Arts Plastiques et aux pièces mécaniques d’un moteur de voiture, observons à présent qu’en matière de Design, en général, et de Design espace, en particulier, les œuvres sont souvent redevables d’une certaine fonctionnalité programmée. Mais cette dernière ne peut prétendre à une fonctionnalité certaine, sans risque de perdre sa qualité d’œuvre d’Art.
C’est que cette référence à la fonctionnalité, lorsqu’elle n’est que la stricte observance des exigences du commanditaire ou bien la réponse, supposée adéquate, aux besoins préétablis de l’usager et qui se réduirait, le cas échéant, à une soumission pure et simple à l’impératif du rendement, nous rappelle que la fonctionnalité d’un aménagement ou bien d’un objet Design est toujours l’objet d’un compromis nécessaire, entre plusieurs intervenants qui doivent faire preuve, chacun à partir de sa propre position, d’un sens de la composition pour le moins certain. L’on sait, comme on le précisera par la suite, pour l’exemple du scénographe de théâtre, qu’un architecte d’intérieur qui ne serait pas porteur de son propre « programme », issu de sa vision personnelle de la finalité de l’aménagement qu’on lui propose de réaliser et qui se contenterait donc d’exécuter, à la lettre, le programme qui lui serait imposé par le commanditaire, n’aura pas assumé pleinement son rôle. Il y va, en effet, de l’intérêt bien compris du commanditaire lui-même, qui, en s’accommodant de la passivité de « son » architecte d’intérieur, se sera laisser priver du sens de la composition, dont ce dernier aurait fait preuve, en tant qu’artiste et non pas seulement en tant que technicien.
Observons, aussi, que cette manière de classer les différents arts en fonction de leur « espace–support-matériau », qui nous fait situer le Cinéma parmi les arts à support bidimensionnel que ce soit au niveau de la pellicule ou bien à celui de l’écran de projection, aux côtés de la peinture, et non pas, parmi les Arts du spectacle et le Théâtre comme on pourrait le supposer, pourrait témoigner des implications théoriques d’une approche praticienne de producteur. Il en est de même pour le classement de l’Architecture, parmi les Arts de l’Espace-temps à trois dimensions, aux côtés du Théâtre et des Arts du Spectacle. Ce type de classement et de définition, n’a pas pour objectif de faire comprendre la vérité de ces arts ou bien leur essence, mais d’orienter la conscience vers l’activité de production qui nécessite que l’on prenne en considération la qualité propre de l’espace en question, que l’on va utiliser dans la fabrication d’un tableau ou d’un film : espace à deux dimensions, ou bien dans la réalisation d’une architecture, d’une scénographie ou bien d’une mise en scène théâtrale: espace-temps à trois dimensions.
Tout cela pour expliquer, par l’exemple, qu’en matière d’enseignement de l’art, il sera difficile de légitimer, au niveau de l’acquisition d’une compétence artistique, le fait de distinguer une licence appliquée d’une autre, supposée plus lourde que l’on dira fondamentale. Car la compétence artistique n’est pas une technique que l’on applique mais une praxis que l’on acquiert dans l’expérience de « la théorisation de sa pratique » et « la pratique de sa théorie». Et si l’on veut bien comprendre cette dimension particulière de l’activité de création, l’on pourra même dire que toute licence artistique est fondamentalement appliquée, dans le sens que le cursus qu’elle désigne n’est nullement l’application d’une théorie ou la mise en pratique d’un savoir théorique préalable, mais l’apprentissage d’un engagement fondamental de l’être, nécessaire à l’acquisition réelle de ce type de compétence.
Et si l’évocation de l’enseignement de ces disciplines ayant trait aux arts de l’espace, nous fait tenir des propos, quelque peu philosophiques, c’est aussi parce que toute pratique de ces disciplines constitue, en soi une, philosophie pratique, dont les étudiants autant que les professionnels doivent en être conscients ou au moins informés.
Dans ce champ spécifique de savoir humain, à la fois théorie et pratique, lorsque le récepteur est bien disposé, l’information, que l’on donne à l’étudiant, peut se transformer, en « In-formation » ; c’est-à-dire, en cette formation du dedans, qui permet l’éclosion d’une personnalité créatrice et non pas seulement d’un individu technicien.
Il serait, peut être, opportun d’évoquer, à présent, d’autres approches de la question, fondées, non pas, comme celle que nous venons de voir, sur la conscience manipulatrice des « producteurs-aménageurs » d’espaces, mais à partir du point de vue de ceux, qui, à partir de la Renaissance italienne vont en avoir une optique « littéralement visuelle ».
Il faudrait souligner, d’abord, que le fait de privilégier le sens de la vue et faire du visible le fondement même de la réalité du monde, signifie que la vision qui va résulter de cette approche est celle d’une réalité « à portée de vue », différente de celle « à portée de main » dont la conscience n’a pas pour objet un monde à comprendre, mais une réalité à transformer. Or, on ne peut voir un objet que si nous sommes séparés de ce dernier par une certaine distance. On appelle cela le besoin de recul, nécessaire à toute vision objective. Rien d’étonnant, alors, à ce que cette élévation distante ait pour finalité de réfléchir (comme avec un miroir) une réalité qui pour être vue et donc réfléchie, doit être d’abord fixée. L’immobilisation de l’objet de notre vision est la condition même de la netteté de l’image que l’on peut se faire de cet objet. Le monde est alors nécessairement transformé en images nettes et fixes, à partir desquelles l’on peut se faire « une certaine idée » de la réalité dite objective. De là à ce que l’on procède, par projection-réflexion , à la superposition de l’mage du monde, au monde même, le pas est vite fait et l’on se met à définir un tableau comme étant « une fenêtre ouverte sur le monde »[10] et la peinture comme une activité intellectuelle dont le produit est « chose mentale » (cosa mentale).
Cette « vision » du monde, fondée sur l’idée de séparation, de distance et donc de perspective, est, en fait, la représentation « objective », à travers laquelle l’individu, en tant que Sujet et Homme théorique se met à Voir le monde, réduit à un Objet. Et ce, en prenant cette représentation monoculaire pour Le Monde même. Celui que lui fait voir son œil unique, transformé en Objectif d’une Chambre Obscure (caméra obscura), son autre œil, ayant été nécessairement, fermé, pour pouvoir voir en perspective.
Comme on peut le constater, cette définition du tableau, comme étant une fenêtre ouverte sur le monde, on n’y indique même pas qu’il s’agit d’une représentation du monde. L’on peut se risquer à avancer qu’il s’agit d’une définition en «raccourci» ; puisqu’elle prétend à la restitution scientifique de la réalité visible et peut donc se passer d’une quelconque distanciation qui aurait pu objectiver son caractère objectif de « représentation », recouvrant une surface plane. L’illusion perspectiviste qui consiste à escamoter les deux dimensions de la toile support et à les cacher, sous l’image tridimensionnelle de projection, fait que la réalité de l’espace bidimensionnel de la toile, de telle ou de telle autre manière, organisé, se dérobe à la conscience et se transforme en « inconscient » du tableau. Le tableau cache la toile écrit Derrida ; et Nicolas Poussin, en peintre lucide, conseille à un ami de « lire le tableau avant de lire l’histoire », en nous faisant comprendre que, pour lui, le tableau c’est la toile même (la surface plane, recouverte de peinture) qu’il faut lire (en tant que composition) avant d’interpréter le contenu anecdotique que le tableau représente.
L’escamotage de l’espace à deux dimensions de la toile rendue invisible, après son recouvrement par la perspective, ne sera pas l’unique conséquence de l’adoption de cette dernière, par l’Europe de la Renaissance. L’espace des autres arts, ceux qui appartiennent à la catégorie tridimensionnelle vont être, également, escamotés.
En fait, ce ne sont pas les arts de l’espace qui vont être les victimes de cette mise en perspective du monde, mais l’espace concret même, aussi bien sous sa forme bidimensionnelle de plan que sous sa forme tridimensionnelle de vide et plein.
C’est ainsi que l’Art de la Sculpture sera réduit à la production de formes en volume qui seront classées selon les niveaux d’élévation à travers lesquels ces formes vont saillir : bas relief, haut relief, et ronde bosse. Des désignations qui ignorent, à leur manière, l’espace à trois dimensions, qui n’est pas fait de volumes mais de vide et de plein. Ce n’est qu’avec la sculpture du XXème siècle que cet art va recouvrer sa dimension spatiale concrète, en se présentant sous des formes composées de séquences vide-plein au sein d’un même objet, tel les sculptures de l’Anglais Henry Moore.
En conséquence, également de cette mise en perspective du monde, l’Architecture, art de l’organisation de l’espace à trois dimension, n’a été définie en relation avec l’espace que très tardivement, à partir de la quatrième décennie du vingtième siècle ! Françoise Choay, dans un article de L’Universalis, intitulé Espace et Architecture, écrit : « le substantif espace appartient, aujourd’hui, au langage courant concernant l’Urbanisme (espace urbain, espace public, espace vert) et l’Architecture (espace classique ou baroque, statique ou dynamique et plus spécifiquement, espace de séjour, espace de repos, espace de travail). Mais cet usage est récent. Il ne s’est généralisé qu’après les années 1940, lorsque la locution art de l’espace a remplacé, sans s’y substituer, la locution art du dessin, consacrée par Vasari. »[11]
Ainsi, l’Architecture, en tant qu’art du dessin et non pas de l’espace, ne consistait pas à aménager l’espace, formé de pleins et de vides, mais à effectuer une projetation à deux dimensions que l’on va appeler plan (dessin conçu par un architecte) suivie de sa projection en trois dimensions illusoires, par le biais de la perspective. Ce qui explique le fait que les grands architectes de la Renaissance ne nous aient laissé, souvent, que des plans projets et des façades. Pour eux, il s’agissait de perspectives et non d’espaces. Le tout était considéré, sous l’angle de l’esthétique, ramenée à des problèmes de proportions, d’ordres, et d’harmonie de l’ensemble. L’escamotage, en architecture, de l’espace réel, à trois dimensions, par la mise en perspective du monde et sa mise à distance, pour mieux le mettre en spectacle, est à lier, aussi, à un autre aspect du système perspectiviste lui-même.
Il s’agit de la relation organique qui lie ce système de représentation, au théâtre dit à l’italienne, produit, lui aussi de cette Renaissance européenne qui, en adoptant la représentation perspective, avait transformé le monde en théâtre des apparences. Ce n’est donc pas un hasard si les critiques formulées à l’encontre de l’architecture, comme Art du Dessin, proviendront, plus tard, de la rencontre entre l’Architecture et le Théâtre, dans le cadre du travail du Scénographe. L’on connaît à ce sujet, les objections fondamentales que le grand scénographe suisse Adolphe Appia avait formulées à l’encontre de la scène théâtrale issue de la tradition de la Renaissance italienne et ce, en soulignant « la fausseté d’un univers scénique à deux dimensions où s’inscrit la réalité à trois dimensions du corps de l’acteur ».
Et à partir du moment où l’on veut réinvestir l’espace par son corps, on ne peut plus continuer à observer la distance qu’impose le point de vue, (fut-il à points de fuites multiples) d’une mise en perspective de l’espace de la scène, transformé, désormais, en lieu de jeu. Un jeu qui ne va plus être composé de tableaux successifs mais d’une continuité d’actions, réalisées par des actants, au sein d’un théâtre–espace de jeu, où sont réunis des joueurs acteurs à des joueurs spectateurs. Car, par l’abolition de la perspective, c’est tout l’espace du théâtre qui se transforme en lieu de jeu.
L’abolition de la distance va être à l’origine de l’instauration d’une activité de distanciation et ce, pour ne pas retomber dans la projection fusionnelle, caractéristique au fonctionnement du théâtre perspectiviste. Fusion entre l’acteur en tant que personne et le personnage qu’il est appelé à jouer, souvent en s’y projetant en toute vraisemblance, à partir d’une sorte de perspective mentale et psychologique intérieure. Fusion, aussi, entre la réalité narrée par le théâtre et un spectateur subjugué qui, va s’y identifier par projection à partir d’une autre sorte de perspective mentale ; mais extérieure : celle qui va superposer l’œil du spectateur au point de fuite. Cette activité de distanciation va, en effet, permettre, et à l’acteur, devenu actant, et au spectateur, devenu participant, de s’adonner à la pratique de l’interprétation, chacun de son lieu propre. L’acteur va procéder à l’interprétation du rôle qui lui sera assigné, dans le cadre de l’interprétation scénique, réalisée par le metteur en scène de l’œuvre théâtrale écrite par l’auteur. Le spectateur, que la distanciation déloge de sa position de spectateur passif et lui impose d’être, également, interprète, va « apprécier–interpréter », à son tour, les différentes performances accomplies, devant et autour de lui, par le metteur en scène, le scénographe et les acteurs.
Comme on peut le remarquer, à partir du moment où elle est impliquée dans la Scénographie, l’Architecture recouvre sa véritable identité d’espace à trois dimensions et ce, parce que, en fait, la Scénographie c’est l’organisation de l’espace, en fonction des besoins d’un art dont le fondement est le corps même de l’acteur. Un corps dont les mouvements, gestes et déplacements sont en situation objective de représentation, dans un espace produit, pour concourir à la réussite de cette entreprise d’expression artistique. Ce qui nous amène à constater que, paradoxalement, c’est lorsqu’il s’adonne à des activités qui relèvent du symbolique, que l’homme se fait le plus proche de ses conditions de terrien. C’est dire aussi que notre conscience de la réalité n’arrive à dépasser les visions spontanées que nous nous faisons de celle-ci, qu’à partir du moment où nous participons activement à sa « transformation-production ». Le travail est connaissance aurait rappelé Marx, retrouvant, par la même, ce que les mystiques musulmans disaient, en faisant remarquer qu’en Arabe, le passage du mot ‘alima علم connaître, savoir au mot ’amila عمل travailler, faire, agir, s’obtient par simple permutation.
Ce que nous venons d’avancer, à partir de l’examen des conditions d’exercice du travail artistique du scénographe de l’acteur et du metteur en scène, dont le produit permet à l’être humain de se retrouver, dans sa dimension ontologique tridimensionnelle de terrien, nous l’avons déjà suggéré à propos de l’art de peindre dont le lieu est le plan dans sa réalité bidimensionnelle. Le plan qui est cette autre version de l’espace ontologique, avant, ou après, qu’il ne s’ouvre à la dimension spatiotemporelle. Cette troisième dimension que l’on qualifie de quatrième, pour ne pas remettre en question la prétention de la perspective, relayée par les techniques de représentation en 3D, à la restitution du réel.
C’est dire, également, qu’en tant qu’activités spécifiquement humaines, l’on ne peut oublier l’implication des arts de l’aménagement de l’espace dans l’organisation de cette donnée existentielle que représente, pour les hommes, l’espace même et que les sages parmi eux, et au sein de toutes les civilisations, ont toujours considérée comme le fondement de notre identité fondamentale de « terriens ».
Comme le signale Françoise Choay, dans son article de l’Universalis auquel nous nous sommes déjà référé, Henri Focillon donnait dès La Vie des Formes (1943) une formulation simplifiée mais éloquente de l’espace : « L’espace est le lieu de l’œuvre d’art, (celle-ci) le définit et le (…) crée tel qu’il lui est nécessaire » et le privilège de l’architecture tient à ce que les trois dimensions ne sont pas seulement son lieu (…) « mais aussi sa matière, comme la pesanteur et l’équilibre ; (…) c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps .C’est dans ce sens que les architectes et les architectes d’intérieur considèrent l’espace comme étant le fondement même, de l’exercice de leurs métiers. L’Architecture, l’Architecture d’Intérieur et la Scénographie ont à ce titre un rapport ontologique à l’être. L’espace est, en effet, à la fois le « lieu où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps » comme le souligne Henri Focillon, mais il est, également, en tant qu’espace organisé, le produit de cette activité humaine dont il est le lieu d’exercice.
C’est dire, par la même, le caractère fondamentalement culturel de l’espace aménagé. Et, à ce niveau de réflexion, l’on doit préciser que toute approche « naturaliste » de la question et qui instituerait une filiation de continuité évolutive entre la caverne primitive et l’organisation de l’espace, au sein de la cité serait pour le moins réductrice de la dimension essentiellement créatrice et sociale, des activités de conception et de réalisation architecturales. L’activité de production de l’espace est à considérer, à juste titre, comme une activité « économique » de transformation dont la vocation sociale est affirmée au quotidien ; et ce, quel que soit le mode de production de la société en question. Qu’elle soit l’objet d’une commande, suivie d’une activité de « conception-réalisation » et soumise, à la fin, à l’évaluation de l’usage signifie surtout que l’œuvre d’architecture ou bien de scénographie s’effectue dans un espace social, traversé, de bout en bout, par l’activité collective d’usage, de transformation, de production, d’échange et de communication. Et, bien sûr, ces dimensions économiques et sociales changent de qualité et de registre avec le changement des modes, toujours différents, d’organisation sociale et de production économique, qui peuvent correspondre à des modes de production de pensée, et de perception, également différents, et que sont ces « visions du monde », au sens de « Weltanschauung », en langue allemande.
Ainsi le mode de penser, de produire, d’échanger et d’utiliser n’est pas le même pour l’architecture du Moyen Age européen, dite féodale que celui de l’architecture dite islamique qui lui est contemporaine ; même si dans les deux cas il s’agit également de mode de penser dits « religieux ». La différence devient encore plus affirmée quant il s’agit d’architecture occidentale, classique ou contemporaine par rapport aux architectures vernaculaires. Ceci pourrait signifier, aussi, que l’organisation de l’espace, comme activité spécifiquement humaine, dont le fondement est de nature culturelle, fait partie des sciences de l’homme, celles qui ont pour objet, aussi bien les sociétés humaines et leurs modes de production et de reproduction que les activités qui en découlent. En tant que tels l’Architecture, le Design espace et la Scénographie n’ont plus pour objet de concevoir, par le dessin, une imitation du réel à aménager, ou bien déjà aménagé ; mais, plutôt, d’opter pour la recherche. Et comme le signale le scénographe, homme de théâtre, de cinéma et de télévision, l’italien Renato Lori, la scénographie se doit d’explorer les voies de l’interprétation psychologique et de la recherche et ainsi devenir l’architecture d’un environnement à l’intérieur duquel se déroulent des événements relevant d’une ou de plusieurs activités humaines.
L’évocation de l’italien Renato Lori[12], par la citation, nous amène, nécessairement, à celle des réalisations scéniques contemporaines qui soulignent un rapport d’adéquation entre l’intervention du metteur en scène et celle du scénographe. Comme le signale Jean Chollet, dans son article consacré à la Scénographie (dans la version 2004 de l’Universalis) un décor inadapté est souvent le résultat d’une divergence entre eux. C’est pourquoi des tandems se sont formés dans une osmose créatrice : Strehler et Damiani, Planchon et Allio, Vitez et Kokkos, Chéreau et Peduzzi, François et Mnouchkine, Régy et Jeanneteau. Ils permettent, dans l’échange, une harmonisation de deux univers tendus vers une même finalité. Chollet ajoute, en vue de donner à son point de vue une véritable dimension actuelle de la pratique de l’art de la Scénographie, qu’en maîtrisant les apports de nouvelles technologies (en matière de lumière, son, vidéo et images projetées), la Scénographie dispose, aujourd’hui, d’un vocabulaire artistique qui lui permet de répondre aux différentes formes dramatiques. Elle fait partie intégrante et constitutive d’un art éphémère en constante mutation. Sa spécificité conceptuelle lui ouvre aussi d’autres applications, dans des domaines tels que l’Architecture, la Muséographie, ou les expositions.
C’est que le rapport de voisinage de ces deux pratiques artistiques d’aménagement de l’espace est, en réalité un rapport de continuité et de rupture à la fois. Et l’on est en droit de se demander si leurs rapports ne relèveraient pas de la question, à caractère esthétique, de la correspondance des arts. Cette dernière n’étant pas entendue sous son aspect métaphysique de fusion des arts mais de correspondance dans la diversité des réalités spécifiques de chacune des pratiques artistiques.
Il est important de signaler, ici, les dangers que pourrait avoir l’adoption, par des artistes de disciplines artistiques voisines, de cette théorie de la correspondance des arts comprise sous l’angle, ou plutôt sous le manteau, de la fusion.
Dans la majorité des cas, cela favorise l’émergence d’attitudes d’hégémonie, de la part de praticiens qui, n’étant pas assez conscients des limites du champ d’exercice de leur discipline, souvent par manque de maîtrise de cette dernière, procèdent à l’annexion de la discipline voisine, en la prenant pour une simple projection de la leur. C’est souvent le cas d’architectes qui se comportent à l’égard de l’architecture d’intérieur comme s’il s’agissait d’une simple extension de leur propre champ de pratique. Mais c’est souvent le cas, également, d’architectes d’intérieurs, lorsque ces derniers se mettent à croire que la scénographie est une application particulière de leur propre domaine d’exercice.
L’on ne peut conclure cette réflexion sur l’enseignement des Arts de l’espace, sans émettre quelques observations, en rapport avec certaines idées reçues concernant les Arts dits d’expression et les pratiques artistiques, intégrées à l’activité de production et d’échange des biens et des services, tels que l’Architecture et les différentes spécialités du Design.
Il s’agit, en particulier, de la séparation même entre ces deux champs de pratique artistique, qui n’est pas sans conséquences sur les conditions d’enseignement et même d’exercice, aussi bien des arts dits d’expression que de l’Architecture et du Design.
Le présent chapitre, consacré au rapport entre l’Art, le Design et la Créativité a débuté par la présentation de l’expérience menée par Safia Farhat, lors de l’intégration de l’enseignement de l’Art à l’Université, par la transformation de l’ancienne Ecole des Beaux-Arts, en Institut Technologique d’Art, d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis. Peut-être qu’une analyse des différentes phases de cette expérience, pourrait nous éclairer, sur les moyens adéquats d’améliorer la qualité des enseignements dispensés, aujourd’hui, par la quinzaine d’instituts et d’écoles, spécialisés dans les formations en Architecture, Arts Plastiques, Design, et en « Arts et Métiers ». Si j’avais tenu à lier la réussite de la création de l’ITAAUT, à la personnalité exceptionnelle de Safia Farhat, c’est aussi parce que cette réussite n’avait duré que le temps que cette grande dame était restée, effectivement aux commandes. Les problèmes qui se sont posés à la jeune institution, après que l’Autorité de tutelle n’ait décidé de la «chapeauter», d’abord par un Administrateur en titre, ensuite par un Professeur,[13] en bonne et due forme , est, en fait, révélateur d’un mode de gestion de l’Université, dont on commence à observer qu’il est en manque d’une réforme administrative profonde.
Comment expliquer autrement le fait que l’on ait considéré, comme une nécessité juridique absolue, la nomination d’un Professeur, fût il de Chimie, à la tête d’une institution, d’un type nouveau, dont ce dernier n’était même pas conscient de la spécificité. La trace de son passage était encore visible, près de vingt ans plus tard, dans les ateliers de céramique, où j’avais éprouvé, en tant que successeur, beaucoup de difficultés à faire désinstaller de cet espace, un ensemble d’engins lourds, supposés constituer à l’époque, un laboratoire de résistances des matériaux, qui n’avait jamais fonctionné !
On fera, par la suite, appel aux services de différents collègues enseignants de l’institution, mais le mal était déjà fait. Ils seront, dans la majorité des cas, les représentants de l’administration et non pas les responsables de la poursuite d’un projet pilote, de réforme, tel qu’une artiste, passionnée d’enseignement, l’avait initié.
Cette sacralisation des titres et non pas des compétences, constitue, jusqu’à aujourd’hui, l’un des obstacles les plus visibles à une intégration réelle, de ce secteur de formation, à l’Economie. Cette tendance à dévaloriser la compétence au profit des porteurs de titres, ancrée dans l’esprit des responsables administratifs, peut se manifester sous la forme de refus d’application du règlement en vigueur. Il avait fallu l’intervention personnelle d’un ministre complice, pour faire engager, comme « enseignants associés », deux collègues, de renommée internationale, (l’un céramiste et l’autre peintre),[14] comme l’autorisaient les textes, régissant l’Enseignement Supérieur. Les motifs des réticences sont toujours, dans ces cas, la préservation du niveau universitaire de l’enseignement supérieur dont les gestionnaires, estimaient, en avoir plus le souci que leurs collègues, responsables de la formation.
La «dévalorisation de la compétence, au profit des porteurs de titres» n’est pas étrangère, dans les cas qui nous concernent dans ce champ spécifique de l’enseignement des Arts de l’Espace, à la division que l’on y opère entre les Arts d’expression et ceux en rapport visible et tangible avec les activités reconnues de nature économique. La compétence, objet de dévalorisation, est celle des artistes d’expression, qui malgré, la notoriété dont peuvent jouir certains peintres, n’est pas réputée assez lucratives, pour tenir la comparaison, face à celle d’un architecte ou bien d’un Designer.
Certains collègues architectes, architectes d’intérieur et Designer, ne manquent pas, souvent, l’occasion, de présenter leurs activités comme étant plus rationnelle et plus en adéquation avec les besoins de la société. Ainsi, la division peut se transformer, pour des raisons d’opportunisme tactique, en séparation consommée entre des activités, supposées étrangères les unes aux autres. Oubliant, par la même, que pareille vision pourrait réduire les « spécialités » de l’Architecture et du Design à des formations dont on ne peut ignorer les limites, et qui sont, pour l’ESSTD[15], celles là mêmes que désignent des qualificatifs, sensés être valorisants tels que scientifique et technologique, que l’on attribue à la formation dispensée par une institution dont l’appellation aurait pu se suffire de la désignation de sa fonction d’Ecole Supérieure des Arts du Design, ( المدرسة العليا لفنون التصميم) qui, tout en étant prononçable en Français (ESAD) et plus élégante en Arabe, n’aurait pas privé les futurs Designers de la revendication légitime, de leur honorable statut d’artistes ! D’autant plus, que la référence aux Sciences et aux Technologies ne renvoie pas nécessairement à une pratique artistique ; à la différence de celle que l’on pourrait faire à l’Art, qui, elle, n’exclut pas le recours aux technologies les plus nouvelles. Ne parle-t-on pas, de l’Art, ou même des Arts, numériques.
Mais cette séparation de fait, apparemment valorisante, du point de vue socioéconomique, des métiers d’Architecte, (régi par un Ordre qui le fait prétendre au statut de fonction libérale), ainsi que du métier de Designer (qui cherche, lui aussi, à s’organiser en Ordre), ne fait, en réalité, que confirmer, en les reconduisant, les idées reçues que la vision sociale dominante a, des différentes pratiques artistiques. Déjà, du temps de l’ITAAUT, où les enseignements d’Architecture, de Design et d’Arts Plastiques étaient dispensés au sein d’une même institution, on pouvait observer l’existence de clivages, plaçant au sommet de la hiérarchie, le métier d’Architecte, suivi de celui de Designer et enfin celui de Plasticien. Même après la création de l’ENAU, cette hiérarchisation socioéconomique ne manquait pas de poser des problèmes d’orientation, au sein de l’ISBAT, provoqués par le grand nombre d’étudiants, souhaitant s’inscrire en Arts et Métiers, qui était inversement proportionnel aux possibilités d’encadrement offertes par l’institution.
Faudrait-il, pour autant, considérer contreproductive et, donc, injustifiée, cette séparation de fait, entre les enseignements des Arts de l’Espace que sont l’Architecture, le Design et les Arts Plastiques, représentée par l’existence, aux côtés, des Instituts Supérieurs des Beaux-Arts de Tunis, Sousse et Nabeul, de l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme, à Sidi Bou Saïd et l’Ecole Supérieure des Sciences et Technologies du Design, à Denden ainsi que les nombreux Instituts d’Arts et Métiers, de création récente.
Des considérations objectives de gestion et non pas de nature fondamentalement pédagogique, ont été à l’origine de la création, aussi bien de l’ENAU que de l’ESSTD, mais la disparition du vocable « Art » de l’appellation de ces deux institutions, pourrait être interprétée, à l’occasion, comme une sorte de lapsus, qui témoignerait de la volonté, plus ou moins déclarée, de se dégager du « flou artistique » à travers lequel on continue à percevoir la pratique de l’Art et son enseignement. L’on peut, aussi, considérer, ces faits, comme les symptômes d’un malaise, dont souffrirait le champ artistique dans son ensemble et dont l’aperception dont il est l’objet serait à l’origine de l’interprétation de ce champ, comme étant un lieu caractérisé par le manque de clarté, peu rassurant pour les esprits habitués au confort sécurisant de la croyance, quasi religieuse, en la Vérité de la Science et l’Efficacité de la Technique. Le respect et même, parfois, la vénération dont l’Art est l’objet, de la part de ces mêmes adorateurs de la Science et de la Technique, relève plutôt de l’effet de fascination, réelle ou simulée, que peuvent provoquer, en nous, les productions artistiques, auxquelles on ne reconnaît pas de fonction précise, pour la simple raison qu’on n’en comprend pas, facilement, le fonctionnement.
Or, c’est le propre de l’enseignement des arts que d’exiger que l’acquisition de ce savoir pratique particulier se fasse d’une manière qui permette à l’apprenant, de comprendre comment cela se produit et dans quelles conditions cela fonctionne, afin de le prémunir contre la tentation de la reproduction mimétique, apparemment rentable, lorsqu’elle est le résultat d’une attitude d’application studieuse.
Toute attitude réductrice qui consisterait à transformer un enseignement, aussi complexe que celui du dessin, par exemple, en apprentissage de technique de représentation et qui ne soit pas, en même temps, d’expression, risque fort de se limiter à la formation de ce que l’on appelle, dans le jargon des architectes et des architectes d’intérieur, des « gratteurs ».
Un étudiant en Arts du Design autant que celui en Arts d’expression, est redevable d’une compréhension profonde de ce qui fait l’expressivité d’une ligne. Et pour y parvenir, c’est en atelier qu’il doit être initié à la théorie à travers laquelle il va comprendre l’importance, pour lui, de définir une ligne comme étant un point qui se déplace et non pas une suite infinie de points, comme on l’a déjà expliqué précédemment dans ce même chapitre.
Peut-être faudrait-il rappeler, ici, que Paul Klee, initiateur et théoricien du dessin d’expression, au niveau de l’enseignement des arts, destinait ses cours aux étudiants du Bauhaus, qui est la première Ecole de Design et que le plus grand peintre anglais du XXème siècle, Francis Bacon, dont le style est on ne peut plus « expressionniste » a commencé sa « carrière d’artiste » en tant que Designer. C’est que la pratique de l’Architecture et celle du Design sont également des praxis, autant que la pratique de la peinture ou bien de la sculpture.
L’Architecture et le Design ne peuvent être assimilés à des techniques de conception et de représentation d’espaces et d’objets, destinés « à répondre, de la manière la plus adéquate aux besoins de la société », sans risque de perdre la dimension créative, nécessaire à l’accès de leurs productions au niveau de qualité, recherché.
La revendication par chacun des Arts de l’Espace, de conditions propres à sa pratique et, en conséquence, à son enseignement, pour fondée et légitime qu’elle puisse l’être, ne peut justifier que cette autonomie, reconnue nécessaire, se transforme en séparation de fait. Car la séparation entre les Arts d’Expression et ceux dits « fonctionnels » est aliénante, aussi bien pour les Artistes Plasticiens que pour les Architectes et les Designers.
Tout se passe comme si, en se laissant tenter par une identité, plutôt technicienne, les enseignements de l’Architecture et du Design, ne renoncent pas, en fait, à leurs prétentions au statut artistique de leurs pratiques respectives. Il serait plus juste de parler, en la matière, d’une approche qui tout en plaidant socialement, pour un éloignement stratégique du flou qui entache le champ conceptuel des pratiques artistiques, ne continue pas moins à puiser ses références stylistiques formelles dans l’Histoire de l’Art contemporain. Telle est, du moins, l’idée que l’on peut se faire, en observant l’évolution de l’Architecture et du Design que l’on dit dégagés, eux aussi, du fonctionnalisme, pour laisser place à une imagination, toute plasticienne, que l’on peut observer à l’œuvre, dans les réalisations postmodernes.
Serait-ce que ces deux disciplines dont les pratiques sont nécessairement liées au monde de l’économie, établiraient, en conséquence, avec les Arts d’expression, le même rapport qui lie ces derniers à l’industrie culturelle. Dans ces conditions, le pouvoir récupérateur de cette dernière, qu’elle exerce à l’égard de la fonction critique des activités artistiques d’expression, pourrait être invoqué, ici, pour expliquer cet investissement des Arts plastiques dans l’Architecture et le Design. Ainsi, tout comme l’industrie culturelle transforme la production artistique, en produit de consommation destiné à l’élite, ou même de masse, l’Architecture et le Design donneraient à l’Economie les moyens de se doter de la dimension culturelle souhaitable, que d’aucuns qualifieraient d’identité de façade.
Mais, en considérant que, de toutes manières, il n’y a d’identité que de façade, l’on pourrait alors avancer que celle-ci ne désigne pas, toujours, une réalité de plaquage ou d’importation. Et l’authenticité d’une façade d’édifice d’Architecture ou celle de la forme d’un produit design ne se reconnaît pas au style de référence, sous laquelle elle se présente à notre vue, mais par la cohérence de l’ensemble de l’œuvre et la cohésion qui lie ses différents composants. Il s’agit, comme on l’a déjà développé, à propos de la notion de fonctionnalité, d’œuvres qui, en étant fonctionnantes, n’ont pas besoin d’être fonctionnelles ou esthétiquement belles. Et à ce niveau, il est question de compétence créative, où l’expression est toujours au rendez vous, bien au-delà de la maîtrise technique.
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[1] Trente ans plus tard, la plupart des collègues appartenant au « Corps A » qui ont pu bénéficier de l’intégration de l’Ecole des Beaux-Arts, dont ils étaient les élèves, à l’Université, pour accéder à leurs grades, ont été également réticents par rapport à la décision de créer les premiers instituts supérieurs d’Art et Métiers dans les villes de l’intérieur en parlant de danger de « secondarisation » du Supérieur. C’est cette même logique, issue de la transformation en « mandarins » corporatistes, d’enseignants formateurs qui fait que ces derniers, lors des jurys de cooptation de jeunes collègues font, souvent, preuve d’un sens aigu de la sélection, qui pour légitime qu’il pourrait l’être, n’exclue pas l’existence de motivations moins nobles. Cette critique n’est pas de caractère moral, et son objet est beaucoup plus en rapport avec le mode de fonctionnement de ces jurys qu’avec ce qui pourrait relever de la « nature humaine », imparfaite par essence.
[2] Armand Vergeaud (1876-1949) peintre français, originaire de la région d’Angoulême, dont le musée possède une grande partie de son œuvre ainsi que les archives de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis
[3] « Notice biographique : Jacques Marmey est né à Marseille le 27 mars 1906 et mort le 17 juillet 1988 à Lyon. Rencontrant très tôt la culture maghrébine (son père, médecin, est appelé en 1919 par Lyautey pour participer à la « grande épopée » marocaine), il en conçoit pour l’Afrique du nord une affection qui infléchira largement sa carrière, conduite principalement au Maroc et en Tunisie. Il étudie l’architecture à Lyon puis à l’École des beaux-arts de Paris, dans l’atelier d’Emmanuel Pontremoli où il est admis en 1928. Il y rencontre Paul Herbé et Michaël Patout, futurs collaborateurs en Tunisie. Sous la direction d’Henri Terrasse, il est chargé de la restauration des biens des Habous de la médina de Fès: il réalise notamment l’extension de la madrasa (médersa) Seffarine-Mohammed V, aménage le quartier et l’université Qarawiyyin (Karaouine) et la place Seffarine. En 1943, la spécialité qu’il s’est faite lui vaut d’être appelé en Tunisie par Bernard Zehrfuss qui y dirige le service de l’Architecture et de l’urbanisme, chargé de la Reconstruction. Marmey y occupe la fonction d’architecte en chef de la section Etudes et travaux. À la dissolution du service, en 1947, il installe son agence d’architecture dans le village de Sidi-Bou-Saïd, dont il devient l’architecte conseil en 1963. Il fut aussi fondateur et chef des sections d’architecture des écoles des Beaux-Arts de Rabat (1934) et de Tunis (1944). In Archiwebture- Fonds Marmey, Jacques (1906-1988).
http://archiwebture.citechaillot.fr (13/08/2008)
[4] Pierre Boyer, peintre, (Paris, 1865- Tunisie, 1933). Il étudia le Droit et parallèlement il prit des cours de peinture aux Beaux-Arts où il eut notamment Alfred Roll (1846-1919) parmi ses professeurs. L’origine de l’intérêt de Pierre Boyer pour la Tunisie est un voyage qu’il a fait là-bas, sans doute dans les années 1890, avec Joseph Caillaux (1863-1944) avec qui il était fort lié. Il y acheta à Béni Aïech (Khanguet-El-Hadjaj, ancienne circonscription de Grombalia) une maison et quelques terres. Il continua la peinture, en même temps qu’il s’occupait de son exploitation agricole. Parallèlement il est le fondateur et 1er directeur du Centre d’Enseignement d’Art de Tunis où il enseigna la peinture (ce centre deviendra l’école des Beaux-Arts en1925). Il est enterré à Béni-Aïech, aux côtés de sa seconde épouse. (http://boyer.peintre.free.fr/) ( Je me suis rendu à Bni Aiech et visité le petit cimetière catholique situé pas loin de la petite chapelle en ruine dont on voyait encore le petit clocher à partir de l’autoroute Tunis Grombalia, jusquà l’avènement de la révolution de 2011)
[5] Ce qui ne semblait pas de l’avis des responsables de la Municipalité de la Ville de Tunis, dont un grand dépôt d’engins polluants, donne directement sur les salles de cours, dans une ignorance radicale des règlements d’urbanisme.
[6]Après la création de l’Université de Manouba dont le nouvel ISAM allait faire désormais partie, l’Université de Tunis avait décidé de maintenir l’ISBAT de Bâb Saadoun dans sa vocation double, d’école d’arts plastique et d’art et métiers. Ce qui n’a pas manqué d’avoir un effet positif, très favorable au succès que connaîtra l’école de Design de Denden, sous la direction quelque peu énergique de Raif Malek, du fait même que le maintien à l’ISBAT, du département Arts et Métiers, a permis, au directeur de l’ISAM, de commencer une expérience nouvelle, sans être obligé de composer avec la réalité d’un département qu’il connaissait trop bien pour en avoir été le « chef ». Arts et Métiers
[7] C’est en tenant compte de ces données spécifiques au champ artistique que la commission sectorielle des arts a proposé le canevas de programmes de formation, pour les deux types de licences, appliquées et fondamentales. Ce canevas a été conçu par la commission à partir du regroupement des disciplines qui pourraient faire l’objet d’un enseignement des arts, à un niveau universitaire, de licences appliquées et fondamentales, en ensembles dont nous reconnaissons, aujourd’hui, quatre : Arts Visuels.- Arts du Design.- Arts du Spectacle et Théories de la création. Tous ces ensembles de disciplines d’enseignement ont en commun le souci de former des créateurs, y compris dans le cas de l’ensemble intitulé « Théories de la création ». L’approche que l’enseignement de l’art a de ces « théories », tout en restant à l’écoute vigilante des évolutions récentes que connaît la recherche se rapportant à l’art et à la création artistique, effectuée dans le cadre de disciplines relevant des sciences humaines, n’en demeure pas moins réfractaire aux horizons purement théoriques de ces disciplines qui relèvent de l’enseignement dispensé dans les facultés de lettres. L’enseignement théorique de l’art, y compris celui de l’histoire de l’Art et de l’Esthétique, quand il est dispensé au sein d’une école d’art de niveau universitaire, n’a pas pour but de communiquer des informations qu’il faut seulement comprendre et retenir mais il vise surtout l’investissement, par l’étudiant, de ces informations, dans une activité concrète de création artistique
[8] A remarquer à ce propos, qu’avant même le commencement de la rédaction de ce chapitre, consacré au rapport entre formation universitaire et économie, nous avions émis, au sein de la commission sectorielle nationale pour l’instauration du régime LMD, un avis nuancé quant à la question de l’employabilité dont « le souci doit être présent à l’esprit de tout concepteur de projet de licence appliquée ou fondamentale. » Il nous avait paru difficile de répondre à cette exigence de principe, figurant dans le document général se rapportant à l’instauration du régime L.M.D. et considérant l’aval des milieux professionnels employeurs comme nécessaire à l’acceptation par les instances universitaires, de tout projet de licence.
[9] Exemple : La Physique du tas de sable, sur laquelle avait travaillé Pierre-Gilles de Gennes dont j’ai déjà évoqué les incidences sur les recherches en matière de résistance des matériaux ainsi que « sur la manière dont on peut empiler des oranges, pour qu’elles occupent le moins de place possible dans un emballage. » La question a été encore plus affinée par les recherches du mathématicien Thomas Hales (1998). In. http://www.futura-sciences.com/fr
[10] La définition est de Léon Battista Alberti (1404-1472), grand humaniste de la Renaissance italienne, architecte, peintre, sculpteur, musicien, poète et philosophe, dont les ouvrages sur les arts figuratifs et l’architecture constituent les premiers traités modernes d’esthétique (nous citons, ici, Frédérique Lemerle dans son article de L’Universalis sur Alberti), cet homme a été avec beaucoup d’architectes de peintres et de sculpteurs de sa génération, l’un des fondateurs de ce mode de représentation dont le fondement est le dessin en perspective mono focale.
[11] Encyclopédia Universalis. Version 10.Edition numérique.
[12] « Renato Lori travaille comme scénographe depuis 1976. Il a signé les décors de plus de soixante pièces de théâtre, aux côtés de nombreux metteurs en scène, dont Mauro Bolognini. Il est également l’auteur des scénographies de plusieurs films parmi lesquels Le Plongeon de Massimo Martella et Le Contrôleur de Stefano Incerti. Il a également participé aux décors de films de grands cinéastes tels que Dario Argento, Francis Ford Coppola, Richard Franklin, Alfredo Giannetti et Gérard Oury. Il a enseigné la scénographie et la scénotechnique à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan, à Bari et à Catanzaro, et il enseigne actuellement aux Beaux-Arts de Foggia. » www.amazon.fr/métier-scénographe-cinéma-théâtre-télévision.
[13] On avait commencé par la nomination d’un Directeur de formation scientifique et qui avait assumé les fonctions de Directeur de la construction des Bâtiments civils au Ministère de l’Equipent. Il s’agit d’Abdelhamid El Fkih qui était connu, également pour avoir été le président de l’Association « Jeunes Sciences ». Par la suite, c’est un Professeur de Chimie, Larbi Bouguerra, qui a été nommé au poste de Directeur de l’ITAAUT. Durant son mandat, l’institution avait traversé une crise grave, illustrée par une grève active d’un mois menée par l’ensemble des enseignants.
[14] Il s’agit de Hachemi J’mal, recrutée à l’Ecole des Beaux-Arts de Sfax et d’Abderrazak Sahli, à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis.
[15] Il s’agit de l’établissement dans lequel j’exerce, en tant que Professeur, depuis la fin de mon mandat de Directeur de l’ISBAT, en juin 2001 et Professeur émérite jusqu’à aujourd’hui.
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