« La méditation âpre et profondément sérieuse sur la non-valeur de tout ce qui est arrivé, sur l’urgence qu’il y a à mettre le monde en jugement, a fait place à la conviction sceptique qu’il est en tous cas bon de connaitre le passé, puisqu’il est trop tard pour faire quelque chose de meilleur. Ainsi le sens historique rend ses serviteurs passifs et respectueux. C’est seulement, quand, par suite d’un oubli momentané, ce sens est suspendu, que l’homme malade de la fièvre historique devient actif. »
» L’histoire est toujours une théologie masquée. De même la vénération dont l’illettré fait preuve vis-à-vis de la caste savante est encore un héritage de la vénération qui entourait le clergé. Ce que l’on donnait autrefois à l’Eglise, on le donne aujourd’hui, bien avec plus de parcimonie, à la Science ».
NIETZSCHE
(Considérations inactuelles, t.1. traduction Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1907, page 212),
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On peut constater, à travers l’analyse de l’activité artistique en terre maghrébine, combien cette pratique culturelle est liée à la vision formaliste et métaphysique. En tant que telle, on peut dire qu’elle constitue plutôt une sophistique qu’une quête de connaissance et volonté de libération. Née d’une prétention, égocentrique et pré-critique, à un sens qu’elle considère acquis et non à acquérir, cette pratique se résume, alors, dans des considérations de maîtrise technique, destinées à « permettre à l’homme arabe d’accéder à l’histoire » ( J. Berque ) (sic) . Or, nous savons que la signification que l’on donne au mot histoire varie selon le sens que l’on accorde à celui de conscience. Prétendre à la conscience totale c’est oublier qu’on ne peut s’instituer comme Sujet Conscient, sans se condamner à l’absence et se laisser manipuler par un réel dont nous portons la marque par nécessité, ainsi que par une Conscience institutionnalisée. L’histoire qui se donne à cette forme de conscience serait alors une projection aliénante en dehors du réel concret.
Par contre, la conscience artistique, en tant que conscience particulière, issue d’une pratique concrète non finalisée, désigne la possibilité de l’impossible. En tant que telle, elle consiste en une conscience « possible », qui se formalise dans ce concret particulier informulable et qu’on ne peut maîtriser qu’en lui obéissant. Elle est donc conscience particulière, celle d’un sujet individu concret, issue d’une réalité toujours inédite, Elle n’est donc pas « solidifiable », communicable et « enseignable » que pour ceux qui vont la « réifier » ( Adorno) et transformer en son contraire: en la réduisant à une technique ou bien à un savoir théorique universel.
La conscience artistique est une catégorie de l’être dont le sens se réalise au présent. Un présent qui n’est pas le temps de l’Histoire. Pourtant l’artiste ne peut créer qu’à partir de ce qui est. Et ceci implique, nécessairement, la considération du moment historique, toujours particulier, auquel cet artiste appartient. Mais, tout comme dans son rapport à la conscience spontanée et « pré-critique », ainsi que celui à la forme dans laquelle elle se solidifie obligatoirement, la création artistique ne reconnaît l’histoire fondatrice que pour mieux s’en dégager, en s’instituant comme son autre. Celui, par lequel, elle se rattache à l’Origine.
En examinant les multiples sens que revêt cette notion d’histoire chez les artistes maghrébins l’on se rend compte d’une vérité qui pourrait se révéler aussi vieille que la philosophie elle même et qui consiste dans la solidarité de fait entre les différentes formes de conscience et les différentes visions de l’histoire.
Il va de soi que la référence à l’histoire, constitue à notre époque, plus qu’à n’importe quelle autre, une des données communes qui sous-tendent l’acte de peindre. Cette référence peut revêtir des sens multiples et variés. Elle peut se présenter sous la forme de ce que le « nouveau » toujours aveugle (ADORNO) doit nécessairement dépasser. De même qu’elle peut désigner une tendance à la légitimation du présent, par la filiation réconfortante qu’on lui suppose avec un passé reconnu comme valeur sûre. Mais, comme nous l’avons annoncé plus haut, cette dernière vision de l’histoire, assez répandue d’ailleurs, peut être considérée par l’artiste authentique comme étant issue, de toute manière, d’un état de conscience au premier degré qui aliène l’individu et le déracine de sa réalité concrète présente.
Perçue à travers les effets qu’elle provoque dans le champ du réel, cette idée, qu’une majorité d’artistes se ferait de l’histoire, semble se rapporter à un ensemble de formes artistiques léguées par le passé. Face à la présence de ces faits et oeuvres, se pose, alors, le problème de leur lecture et interprétation par les artistes maghrébins. Dans la majorité des cas qui se présentent à nous, ces faits et oeuvres historiques sont traités en tant que modèles, sources d’inspiration et dont l’exemplarité de leur « qualité » sert à la reconnaissance et à l’interprétation du présent. Cette exemplarité leur est accordée à partir de raisonnements de légitimation tel celui qui institue ces objets comme étant de qualité, parce qu’ils sont historiques et ils sont historiques parce qu’ils sont de qualité.
D’où l’on comprend l’importance que revêt aux yeux de ces artistes, l’idée sacralisante de musée d’art ancien et moderne, ainsi que les éditions de luxe et de vulgarisation qui traitent d’histoire de l’art. La naïveté de cette approche peut surprendre, mais la réalité du phénomène nous oblige à en rendre compte, comme étant une des composantes principales des motivations qui sont à l’origine d’une grande partie de la production picturale maghrébine,
A titre d’exemple, nous citerons les cas, apparemment différents, d’attitudes qui émanent de cette vision de l’histoire, et que l’on peut rencontrer chez un artiste de l’Ecole de Tunis (Zubeir TURKI), comme chez un artiste marocain (Mohammed CHABAA). Il s’agit de la fonction que l’un et l’autre attribuent au musée.
Il suffit de rappeler, en ce qui concerne le premier, qu’il est actuellement attelé à l’édification, dans la banlieue sud de Tunis d’un « Musée Z. TURKI », et ce, avant même la réalisation des oeuvres qui pourraient, un jour, y figurer. (1977)
Quant au deuxième, tout en se situant, sur le plan idéologique presque à l’opposé du premier, il n’en demeure pas moins attaché à l’idée de légitimité par le fait accompli, à travers lequel le musée « devrait » consacrer la jeune peinture maghrébine. A ce sujet, nous avons eu, ailleurs que dans cet article,, à présenter le point de vue de Mohamed Chabaa (qui se situe plutôt dans la mouvance de la gauche marocaine) sur le rôle qu’il estime « positif » et « normalement traditionnel » que doit jouer la présence d’une collection État ou bien d’un musée d’art moderne.
Malgré les divergences apparentes entre l’optique traditionaliste de Z. TURKI et celle novatrice et engagée des artistes marocains, dont CHABAA n’est qu’un exemple parmi d’autres, on peut remarquer ce « souci » d’histoire présent dans l’esprit des artistes maghrébins[1].
D’un côté comme de l’autre, on se propose donc de « faire l’histoire », mais les références et les finalités considérées peuvent être différentes. Pour les uns, l’histoire se fait par l’intervention sur le réel, dans le cadre du discours théorique et pratique de l’idéologie dominante. Pour les autres, l’histoire se fait par la participation à l’accélération du mouvement du « progrès » et de libération de la société et à la construction d’une culture « meilleure et plus actuelle ».
Ce souci de se donner d’emblée une légitimation et une dimension historique, semble provenir du caractère même de la pratique de la peinture de chevalet, qui constitue en tant que telle une activité de « témoignage » dont la nécessité n’est fondée qu’au regard d’une certaine conception historiciste de la culture. Ainsi, en l’absence d’une nécessité intérieure, réellement historique et imprévisible, les peintres se posent comme fondateurs d’une histoire future, à travers laquelle ils perçoivent leur activité présente. Un futur qui sera nécessairement perçu à partir du passé,
C’est ainsi que l’ancienneté dans le métier devient à son tour, source de légitimation et d’aucuns invoqueront leur « droit d’aînesse », pour défendre leur production et lui trouver une qualité incontestable[2]. Ceci transparaît également dans le discours des artistes quand ils évoquent les différentes étapes par lesquelles ils sont passés. Dans la plupart des cas, ces « étapes », se proposent, en l’espace de quelques années, de réaliser un condensé de l’histoire de l’art occidental, telle qu’on peut la lire dans les livres de vulgarisation, produits par l’industrie culturelle.
Ce sentiment, qu’ont les peintres, d’écrire l’histoire future de l’art arabe contemporain, se retrouve également à un niveau officiel. Des départements des affaires culturelles ou bien de l’information de plusieurs pays arabes, ont édité des livres qui relatent l’histoire de la peinture qui se fait dans chacun de ces pays. Cette remarque est surtout valable pour les pays riches tels le Koweït et l’Irak ( Qatar et les Emirats venaient tout juste de naitre en tant qu’états). Mais le fait que pareilles éditions, n’ont pas été réalisées dans des pays aux moyens financiers plus modestes, comme la Tunisie, n’implique pas l’absence de légitimation de cette idée en soi, au niveau du désir manifesté de la réaliser. A plusieurs reprises, les assemblées générales des organisations d’artistes maghrébins avaient émis le voeux de voir leurs gouvernements faire connaître leurs oeuvres par la publication de livres qui leur seront consacrés, en les invitant à suivre, en cela, l’exemple de certains pays du Machreq.
Cette vision est aussi « origine/conséquence » ( cause-effet ) de la présence d’écoles et d’académies d’art qui sont censées enseigner et transmettre le savoir artistique, forcément occidental. Ces écoles, dans la majorité des cas, en particulier en Irak, en Algérie, en Egypte et en Syrie, reprennent l’enseignement académique européen, en l’élevant au niveau d’un Universel, que les écoles occidentales elles mêmes ne revendiquent plus. Nous devons signaler, à ce sujet la remarquable exception à la règle, à l’échelle de tout le monde arabe, de l’Institut Technologique, d’Art, d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis. (1977)
Ainsi, l’apport de l’histoire, comprise en tant que modèle et constituée d’un ensemble signifiant de faits d’art et de culture , dégagé de toute temporalité, n’est en définitive qu’une intrusion permanente du passé dans le présent. Pourtant, ces éléments objectifs que sont les moments du passé et les traces qu’ils nous lèguent, en ne renvoyant qu’à eux mêmes, pourraient, par l’exemplarité de leur aspect irréductible, nous inciter à vivre, pleinement, notre présent également irréductible. Au lieu de cela, ces moments deviennent des références qui limitent la créativité et nous condamnent à en être les éternels « descendants » (le mot est de Nietzsche ). L’on peut faire remarquer que cette situation est également celle d’une bonne majorité d’artistes occidentaux. Mais ce qui distingue celle dans laquelle se débattent les artistes maghrébins et arabes contemporains, c’est le fait, qu’à la différence de ces homologues occidentaux, il s’agit, pour eux, d’une référence à l’histoire de l’autre ; y compris, dans les cas où cet autre se met à se donner pour référence les éléments de notre histoire propre. Ceci met ces artistes maghrébins dans une position d’extériorité qui les empêche d’objectiver cette histoire et par la même de la désacraliser, comme c’est le cas pour les artistes européens authentiques.
De la sorte, on peut remarquer que si, en Occident une majorité de peintres se trouve également aliénée par l’histoire, l’idéologie et le marché (l’économie), il existe, quand bien même une minorité d’artistes qui arrivent à renverser le rapport et à se libérer dans l’acte créateur. En ce qui concerne les artistes arabes, le renversement nécessaire du rapport devient encore plus vital. Car ils ne peuvent exister qu’en remettant en question le sens et les valeurs « d’origine » qui fondent leur activité. Et sans cette remise en question nécessaire, la peinture arabe d’aujourd’hui est condamnée à rester la peinture européenne d’hier.
C’est dire que pour exister, l’art arabe contemporain, comme tout art, doit nécessairement découler d’attitudes qui participent de ce que Abdelkébir KHATIBI évoque comme étant «une pensée souveraine, souverainement orpheline ».
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[1] Ainsi peut-on observer, actuellement, une rencontre objective entre les deux tendances de la peinture maghrébine, l’une folkloriste et qui cautionne la démarche héritée de l’époque coloniale, l’autre, de recherche et d’avant garde. Rencontre qui se traduit dans leur intérêt commun pour l’idée de musée. Z. TURKI, en tant que directeur du musée d’art moderne de Tunis, se voit aujourd’hui, sollicité par des jeunes artistes qui se disent novateurs, afin qu’il leur accorde une place où leurs oeuvres figureront parmi celles qu’abrite ce musée. Nous avons même appris que les peintres marocains se proposent de faire don au musée de Tunis de plusieurs de leurs oeuvres.
[2] A titre d’exemple, nous citerons le cas de Hédi TURKI qui répondant à un article critique dans lequel nous avions évoqué la ressemblance formelle entre sa peinture abstraite et celle de ROTHKO, invoquait son expérience d’aîné. Dans les pays du Machreq on use d’un terme qui se réfère directement à la notion d’histoire, Al rouâd (pionniers), qui fait reconnaître des travaux d’amateurs comme des oeuvres originales qui doivent faire partie du patrimoine national, au même titre que les grandes oeuvres du passé.
( Extrait de mon livre Peindre à Tunis Paris 2006 aux Editions l4Harmattan)
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