1. Des milieux d’affaires évoquent régulièrement, notamment dans leurs discussions avec les nouveaux gouvernants, les multiples difficultés rencontrées par les entreprises pour la reprise et la stabilisation de leurs activités. Il y a naturellement, en premier lieu, la sécurité mal assurée des biens et des personnes, les contestations sociales pouvant prendre diverses formes et manifestations (grèves, occupations des lieux et des voies de communication, etc.) ; mais s’ajoute à ces motifs un facteur fondamental pour toute action d’investissement national ou étranger : les incertitudes sur l’organisation politique et sociale du pays.
A vrai dire, d’aucuns peuvent s’étonner que l’on puisse parler d’incertitudes de ce genre alors que le pays a renversé le despotisme et l’oligarchie mafieuse, a décidé la reconstruction démocratique des institutions et de la société par l’intermédiaire d’une Assemblée Constituante, pour réaliser les objectifs de la Révolution et instaurer les valeurs de dignité, liberté, égalité et justice sociale comme fondement du contrat social et impératifs de la citoyenneté, avec des acteurs politiques dont les programmes reprennent ces valeurs comme base de leur action.
C’est ici que l’acte économique d’investir dévoile sa rationalité particulière de ne retenir que les faits observables et mesurables et leurs prolongements futurs, de respecter certainement les discours mais d’exiger, pour passer à l’action, des décisions tangibles.
Revenons, alors, à certains faits majeurs.
2. D’abord les résultats des élections.
Il faut dire que malgré les quelques abus et dépassements enregistrés avant et pendant la campagne électorale, relatifs aux financements politiques, aux tentatives d’allécher les citoyens par divers stratagèmes pour récupérer leurs voix, malgré tout cela et autres choses encore, cette étape historique de l’apprentissage démocratique a débouché sur l’élection des représentants du peuple dans l’Assemblée Nationale Constituante.
Il faut constater aussi qu’à peine la moitié des électeurs ont participé à ces élections. Le taux global de participation a été de 52 % (54 % à l’intérieur du pays et prés de 30 % à l’étranger) qui se réduit à 49 % quand on considère les suffrages exprimés, ce qui relativise les résultats obtenus par l’ensemble des partis et candidats à la Constituante.
Rappeler ces données n’est pas diminuer la légitimité des élus ni l’importance de la Constituante sortie des urnes. Mais cela est important pour comprendre la situation politique et sociale, et s’interroger sur la nature des abstentionnistes et la motivation de leur non participation. C’est pour cela que les standards internationaux de présentation des résultats d’élections démocratiques commencent toujours par la constatation de la participation (et de son complémentaire, l’abstention), de façon détaillée selon les circonscriptions électorales. Et de ce point de vue, il est regrettable que l’Instance Supérieure Indépendante des élections (ISIE) n’ait pas jugé utile de publier la répartition des électeurs inscrits selon les circonscriptions, en particulier dans sa décision du 13 novembre 2011, relative aux résultats définitifs, publiée au Journal Officiel du 15 novembre 2011.
Car il est tout de même surprenant, qu’après une révolution populaire puissante qui a mis à bas la dictature, une composante importante de la population n’ait pas souhaité exercer ses droits recouvrés. Ces faits semblent contredire ce qui a été historiquement observé dans les transitions démocratiques de différents pays avec des participations fortes, en général : Portugal- Constituante 1975- 91,7 % ; Espagne- Constituante 1977- 78,8 % ; Bulgarie- Constituante 1990- 90,3 % ; Tchécoslovaquie-Parlementaires 1990- 96,8 % ; Hongrie-Parlementaires 1990- 65,1 % ; Pologne- Parlementaires semi-libres 1989- 62 %, etc.
Ce retrait de l’opération électorale rend encore plus perplexe quand on constate, selon des recoupements statistiques, que la participation électorale serait la plus faible (25-30 %) dans les régions de Sidi Bouzid et Kasserine, zones de départ de la déflagration révolutionnaire.
3. Ensuite, il faut se rappeler qu’un investisseur, ou tout être concerné par la prospective, essaie d’entrevoir le futur, à moyen et long terme. En cela, ce qui l’intéresse ce sont les propositions des uns et des autres pour les orientations précises relatives aux institutions durables de la société, les principes et valeurs qui vont les fonder, mais également les mécanismes concrets qui vont gouverner tous les domaines, politiques, économiques et sociaux.
Cette demande appelait un réel débat national sur la future constitution, objet de la consultation électorale. Mais les partis politiques l’ont refusé, préoccupés par les problèmes de participation au pouvoir, et situant les enjeux des élections au niveau de la politique gouvernementale courante. Et finalement le vote exprimé a été clair, non sur un projet de constitution, mais sur des indications de politiques gouvernementales, et sur des conceptions générales de la vie politique.
A vrai dire, l’occasion était belle et historique pour des acteurs majeurs de la vie politique de dissiper assez tôt les interrogations et les réticences, par la mise en œuvre concrète d’un ensemble de décisions communes et d’accords conclus au temps de la lutte contre la dictature, auxquels la Révolution a ouvert les larges portes de la réalisation, de manière inattendue et inespérée, du moins dans ces délais si courts. Ce sont les résolutions et résultats obtenus par le « Collectif du 18 Octobre pour les droits et les libertés », publiés en 2010, et en particulier les Déclaration sur la liberté d’opinion et de conscience, Déclaration sur les Droits des Femmes et l’Egalité des Genres, Déclaration sur Les relations entre l’Etat, la religion et l’identité.
La séance de rattrapage que l’Histoire devait offrir aux trois composantes de ce « Collectif » arrivées en tête des élections, en leur permettant de proposer, maintenant que le pouvoir est à portée de main, de clarifier les horizons en affirmant résolument leur ferme intention de passer à l’acte et d’ouvrir réellement « Notre voie vers la démocratie » et d’appliquer le « projet démocratique » pour le pays, cette séance de rattrapage semble en voie d’être perdue, dans l’indifférence des promoteurs mêmes de ce programme !
Car ces acteurs politiques se sont polarisés pendant de longues semaines sur des tractations gouvernementales, ce qui est somme toute légitime et concevable, mais ce qui l’est moins, c’est le secret quasi complet sur leur contenu, le traitement à apporter aux dossiers les plus urgents de la population et les réponses à donner aux revendications de la Révolution démocratique et sociale.
L’ouverture de l’Assemblée Nationale Constituante et le lancement de ses travaux, tout en rappelant à chacun l’objectif premier de la priorité de la constitution, a renforcé le sentiment d’éloignement par rapport aux professions de foi du « Collectif du 18 Octobre pour les droits et les libertés », et la suspicion, fondée sur des démarches procédurales précises, du parti de majorité relative de vouloir installer son hégémonie sur les pouvoirs transitoires, le processus de rédaction et d’approbation de la future constitution, et de s’affranchir ainsi de toute approche coopérative dans cette phase de refondation de la République.
Cette démarche peut paraître stupéfiante de la part d’acteurs politiques se réclamant des objectifs de la Révolution de la dignité, de la liberté, de la démocratie et de la justice. Au vu des conséquences inéluctables de la concentration des pouvoirs, même pour une période transitoire limitée, au sortir d’une dictature féroce et d’un demi-siècle de despotisme politique, elle semble tabler ou parier sur la naïveté et l’ingénuité des gens, peut-être même sur l’état rudimentaire de conscience politique auquel cette longue période de répression de la réflexion et du débat démocratique aurait réduit le pays. Et tout un chacun, même le simple citoyen, peut comprendre qu’aucune « voie vers la démocratie » ne peut adopter des mécanismes qui vont à son encontre et piétinent ses principes et valeurs les plus élémentaires.
4. Alors pour retrouver notre « parabole » de l’investissement du début, les personnes qui s’intéressent à ces questions peuvent savoir qu’actuellement le taux d’investissement du pays est de l’ordre de 22-23 %, que la limitation du chômage voire sa résorption nécessitent des taux de croissance économique de 8-10 % sinon plus, que cela demande des investissements de l’ordre de 35 % de la richesse nationale. Comment cela pourrait-il advenir, quelles conditions et orientations pourraient concrétiser ces perspectives ?
Examiner l’histoire et la géographie indiquera sans équivoque que, pour les pays de la taille de la Tunisie, seule une organisation sociale ouverte et démocratique permettrait de réaliser ces ambitions.
Et c’est ici que résident aujourd’hui les responsabilités historiques des acteurs majeurs de la société : politiques, sociaux et citoyens, pour la clarification des horizons et l’ouverture de la voie des libertés, de la justice et du bien-être pour chaque citoyen, chaque groupe social et chaque région du pays.
5. Une double tâche est assignée à toutes les bonnes volontés politiques, quelque soit leur appartenance partisane et leur lieu d’action –dans ou hors la Constituante- aiguillonnées par les citoyens et la société civile, qui, rappelons-le, ont été le fer de lance de la Révolution :
- La rédaction d’une nouvelle constitution, concrétisant les revendications révolutionnaires centrales de liberté, dignité et démocratie-, et restant fidèle au sacrifice de ses martyrs, par la reconnaissance et la garantie des libertés et droits fondamentaux, et l’élaboration d’une organisation équilibrée des pouvoirs (séparation des instances exécutive, législative et judiciaire ; mécanismes d’exercice et de contre- poids assurant l’efficacité, l’équilibre et la prévention des excès).
- Avec les dossiers urgents de la justice transitionnelle pour poursuivre, juger et sanctionner les coupables de la répression des citoyens avant et pendant la période révolutionnaire, le redressement économique et administratif du pays est une priorité vitale, nécessitant des mesures fermes et rapides pour répondre aux demandes sociales et aux impératifs de la conjoncture notamment :
– la garantie de la sécurité comme un droit fondamental et une condition première de toute vie humaine et sociale
– l’éradication sinon l’atténuation de la misère flagrante dans différents endroits du pays, et l’amélioration de leurs conditions de vie par des programmes de l’Etat et la solidarité des citoyens
– la réparation des injustices subies par les salariés précaires, exploités pendant longtemps par des affairistes voraces ou par une bureaucratie sourde et indifférente
– la réduction des souffrances résultant du chômage par l’embauche, autant que possible, dans les institutions publiques, parapubliques et privées, et des mesures d’aides financières.
A cet égard, il est consternant de remarquer que beaucoup de contestations sociales en cours résultent de la non application jusqu’à aujourd’hui d’accords et solutions adoptés depuis plusieurs mois, ou la mauvaise application des décisions prises. Il faudrait incriminer ici les modes de fonctionnement centralisés et bureaucratiques des institutions responsables, qui agissent à la manière ancienne, là où la détresse appelle des mécanismes rapides, conduits par des équipes d’urgence associant des fonctionnaires compétents, des représentants des populations concernées, des acteurs dévoués de la société civile, au plus prés du terrain de chaque problème.
Alors seulement, peut-être, les incertitudes se dissiperont progressivement, la clarté et la confiance s’étendront et renforceront l’ardeur et l’action de tous.
Tahar Abdessalem,
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