Il est important de lutter de lutter contre le phénomène de dogmatisation de la pensée au sein de la société tunisienne et particulièrement à l’Université, où cette lutte doit avoir un caractère d’urgence , étant donné l’aspect stratégique de la fonction de cette institution dans la production des cadres qui font la Tunisie d’aujourd’hui et celle de demain. Et c’est parce que cette lutte se pose à nous sous la forme d’un impératif majeur que nous nous devons d’aller au-delà des réactions et des approches hâtives et de ne jamais perdre de vue que l’analyse la plus saine est celle qui doit se faire à froid. En toute lucidité.
L’attitude sereine part de l’acceptation de la réalité avec toutes ses composantes. Et surtout de l’idée que celle-ci n’est pas issue de l’action d’intervenants extérieurs. Nous nous devons donc de poser comme nécessaire le dépassement des approches partielles, souvent réactionnelles qui considèrent qu’il suffit de neutraliser tel ou tel facteur de déstabilisation pour que l’Université retrouve sa quiétude et les conditions qui lui permettent de retrouver sa fonction « normale ».Comme toute réalité complexe et contradictoire, celle que vit notre université donne à voir des phénomènes que l’on ne peut réduire à des causes , sans rappeler, par là même qu’ils sont aussi des effets. Ainsi l’on peut dire que si l’Université est actuellement la proie d’une action d’une idéologisation à outrance, c’est aussi parce que au départ, elle comportait des données objectives qui favorisaient cette idéologisation. Et en cela elle n’est pas différente de toutes les universités du Tiers-Monde et d’ailleurs qui couvent depuis une vingtaine d’années une crise profonde. Disons le directement : l’Université ou les universités tunisiennes sont en crise. Et ce n’est un secret pour personne. Et Soyons tant soit peu précis et voyons d’abord ce que cela signifie être en crise.
« La notion de crise est cette période difficile dans la vie d’une société ou d’une institution , une situation tendue de l’issue de laquelle dépend le retour à l’état normal ». Cette définition est celle qu’en donne le dictionnaire Larousse qui comme on le sait, reflète souvent une vision du monde proche de celle qui a présidé à la naissance des universités modernes. Une référence qui place le discours qui parle de crise dans un champ de pensée particulier. Celui de la pensée occidentale classique dont le fonctionnement , il faut bien le préciser , s’accommode bien de la notion de crise. On peut même dire qu’il vit avec.
Contrairement à ceux qui ne prennent en considération que les grands moments de l’histoire de l’Université occidentale, celle-ci est basée sur un équilibre précaire d’une pensée qui a toujours occulté la crise qu’elle couve, en essayant toujours de se situer en dehors des courants idéologiques passionnés et conflictuels qui traversent le champ politique et social. L’Université est alors située « en dehors du réel », considérée comme un espace neutre et autonome. Un lieu d’arbitrage , de conciliation et de jugement rationnel. Celui de la connaissance vraie, libérée des contingences du moment.
Ceci est le discours que l’Université se fait sur elle-même. Car le bon sens nous montre que malgré elle, cette institution est toujours inscrite dans la réalité historique dont elle est la production. Et ce discours que l’Université se fait sur elle-même a été toujours justifié par sa traduction dans le réel à travers une pratique académicienne dont la victime a été le discours ouvert et souvent polémique, au sens scientifique, qui permet la découverte et le progrès de la connaissance humaine. Or, ce que nous constatons c’est que le fonctionnement de cette université occidentale reproductrice de savoir ne peut être garanti que par sa prétention, même pour un temps, à la Vérité Scientifique. Et lorsqu’une personne ou une institution commence « à se prendre au sérieux », en affirmant qu’elle possède la Vérité définitive, parce que Scientifique, c’est là le signe évident de son achèvement, de son vieillissement et donc de sa fin.
Ecoutons Condillac nous parler de l’Université de son temps qui n’est pas très différent du nôtre : » Je ne prétends pas que la manière d’enseigner soit aussi vicieuse qu’au 13ème siècle. Les scolastiques en ont retranché quelques défauts, mais insensiblement et comme malgré eux. Livrés à leur routine, ils tiennent à ce qu’ils conservent encore et c’est avec la même passion qu’ils ont tenu à ce qu’ils ont abandonné. Ils ont livré des combats pour ne rien perdre; ils en livreraient encore pour défendre ce qu’ils. n’ont pas perdu. Ils ne s’aperçoivent pas du terrain qu’ils ont été forcés d’abandonner encore. Les universités sont vieilles et elles ont le défaut de l’âge : je veux dire qu’elles sont peu faites pour se corriger. Peut-on présumer que les professeurs renonceront à ce qu’ils croient savoir pour apprendre ce qu’ils ignorent ( Cours d’études. Histoire moderne Tome II pages 235-236).
Nous retenons de cette longue citation de Condillac que les universités sont peu faites pour se corriger. Mais, à notre avis, ce n’est pas là un problème d’âge, mais de nature de fonctionnement du mode de penser qui leur sert de base. Ce dernier se caractérise par l’occultation résignée des conflits internes qui rongent la pensée rationaliste et scientiste. Ces conflits ou plutôt ces contradictions que l’on désigne comme étant à l’origine des crises qui la secouent périodiquement et qui font que le renouvellement nécessaire du savoir se fait toujours dans la violence de la lutte entre l’Ancien et le Nouveau.
Ce mode de penser rationaliste, fondé sur l’occultation de sa contradiction, est le même que celui d’un autre mode de penser, aussi scientiste et qui se prétend être un dépassement du premier. Il s’agit d’un mode qui non seulement avoue l’existence de la contradiction interne, mais va jusqu’à l’exhiber et la prendre pour origine du progrès. Il s’agit de ce discours que l’on désigne sous le vocable pompeux de pensée « dialectique » « matérialiste » et « historique ». Les adeptes de cette pensée vont jusqu’à la légitimation de la crise que provoque la contradiction, en l’érigeant comme une nécessité. Et de ce point de vue, ils souhaitent son accentuation, afin qu’elle aboutisse à sa résolution finale dans les plus brefs délais .D’autres, parmi eux, plus pressés et s’estimant « plus engagés » « agiront » ou « militeront » pour la mise en crise du système dont ils souhaitent l’évolution. Afin qu’advienne, selon eux, l’Ordre Nouveau.
Il existe donc une complicité fondamentale entre ceux qui acceptent, se résignent et s’accommodent bien de la crise et ceux qui la souhaitent et procèdent même à sa provocation. De ces points de vue complices, la crise de l’Université est considérée comme un mal nécessaire, une sorte de maladie de croissance qui permet le passage d’un âge à un autre. Pour les deux, la contradiction ne peut se résoudre que dans la victoire du nouveau sur l’ancien et le dépassement ne peut s’opérer que dans la négation. C’est pourquoi la crise est récupérée aussi bien par l’un que par l’autre comme un signe de progrès. Pour les premiers, les scientistes rationalistes, il y reconnaissent la preuve même de « l’évolution » dont ils estiment être les auteurs. Pour les seconds, les « matérialistes-dialectiques » (et qui ne- sont ni matérialistes ni dialecticiens), la crise annonce le déroulement normal d’un processus historique qu’il faut laisser faire et même encourager. Ces derniers sont ceux qui pensent que le temps travaille pour eux et se réjouissent à chaque relevée de température, de la moindre hausse qu’ils peuvent enregistrer.
De ces deux points de vue complices, cette explication- acceptation de la crise est présentée comme scientifique. Partant de l’idée que l’unique approche scientifique du réel est celle qui découle des sciences de la nature. C’est ce qui fait croire à certains que le discours le plus vrai que l’on peut tenir sur la crise de l’Université est celui qui traite de celle-ci en termes de médecine, de botanique ou bien de sciences dites naturelles. On parle alors de la crise comme on parle d’un corps malade et que l’on cherche à guérir.Et on procède « scientifiquement », « calmement », »objectivement » et en « dépassionnant le débat ». La méthode est toute indiquée : les sociologues spécialistes des enquêtes recueillent des données objectives qu’ils vont prélever dan,s la réalité. Le traitement de ces informations aboutira à des conclusions sous forme de constats irrécusables.Ces constats vont permettre,selon eux, au politique (pouvoir en place ou opposition), de mesurer le degré de tension, de comprendre la nature du mal et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Il peut arriver que l’homme de sciences universitaire qui procède au diagnostic se laisse tenter , et c’est normal, par l’idée de poursuivre le raisonnement jusqu’au bout et de quitter le secteur qui lui est imparti dans la répartitions des fonctions sociales en se substituant au politique. Il continue son enquête, en tirant lui-même les conclusions (entendez les décisions politiques) qui s’imposent . Du point de vue de la raison on ne peut le lui reprocher. Après tout on n’a jamais empêché- bien au contraire- un médecin d’indiquer les remèdes et de les administrer à son malade. L’on voit donc comment fonctionne la pensée rationaliste scientiste et quelle est la vision qui en découle quant à son approche de la crise.
Mais il ne suffit pas, pour comprendre scientifiquement le réel de réfléchir, comme on dit, méthodiquement au sens que la pensée rationaliste se donne à elle-même, mais plutôt de penser la pensée, en tant qu’activité humaine, se reconnaissant en tant que telle. L’homme, l’individu qui se limite à cette conscience rationaliste et instrumentale, se laisse non pas guider par sa raison mais plutôt dominer par elle. Il s’érige en Dieu. Mais un Dieu absent à lui-même. Un dieu isolé qui ne peut « comprendre » et « maitriser » le monde qu’en le dominant. Et l’on peut remarquer que depuis Descartes à Kodak, l’objectivité scientifique et technique n’a cessé d’occulter le réel.
Car, le monde n’est pas uniquement un objet. Il comprend également l’homme. Et l’homme n’est pas seulement une réalité biologique , un animal comme les autres. Il est aussi cette raison qui « explique » le monde dont elle fait partie. Et en se déclarant « objective », cette raison là nie un fait capital : celui d’être impliquée elle-même et subjectivement dans la réalité qu’elle prétend expliquer à distance. Elle reste donc ignorante de ses propres limites. Sa méthode aussi. Ainsi que les sciences positives et les techniques qui en découlent. C’est pourquoi les hommes qui se disent objectifs et leur raisonnement scientifique , ressentant l’arbitraire de leur prétention, moralisent leur attitude en la qualifiant d’honnête . Alors que « normalement » une méthode rigoureusement rationnelle devrait se situer au-delà des considérations morales. Et si elle a recours à la morale, c’est que la méthode n’est pas aussi rigoureuse ni objective qu’elle ne le prétend. Et l’honnêteté dont elle cherche à se prévaloir est le signe flagrant d’une mauvaise foi inconsciente. Par ailleurs,étant donné qu’elle est ignorante de ses limites, elle ne peut que constater ses défaillances, en observant (sans en comprendre la raison) qu’elle se trouve obligée d’avouer, malgré elle qu’elle st toujours dans la nécessité d’actualiser ses connaissances scientifiques, qu’elle considère, à chaque fois comme dépassées.
Mais elle ne peut s’empêcher de se laisser « subjuguer » par l’idée de la connaissance totale . Elle vit alors d’espoir. Celui qui lui fait entrevoir cette connaissance totale à l’infini. Cet infini qu’un jour elle atteindra et dont elle estime la venue actuellement prématurée. Tout comme un paradis sur terre qui tente souvent les idéalistes qui ont tendance à se prendre pour des dieux. En attendant ce jour lointain, et pour répondre à ce désir de connaissance totale , elle se contente de le projeter sur un Etre Total, en lui attribuant cette conscience totale. Cet être, elle le situe à l’extérieur, dans un au-delà du monde matériel et elle le nomme et le définit comme l’innommable, sous le vocable de Dieu. Celui de la pensée théologique qui ignore le sacré qui est l’essence même de la pensée islamique. Du moins celui d’une certaine pensée islamique non « dogmatisable ».
Comme on peut le constater, il se trouve entre la pensée rationaliste, objectiviste , scientiste, et la pensée religieuse moralisante, totalement juste, totalement vraie une solidarité organique. La conscience scientiste, exacte et efficace ne peut s’empêcher de provoquer souvent l’apparition de son pendant : la conscience religieuse, fanatique et intégriste. Et c’est ce qui se passe dans les sociétés techniciennes où l’Ingénieur, le biologiste , le physicien le sociologue positiviste et le politique rencontrent nécessairement sur leur chemin le curé ou disons l’imam et sa morale. D’où l’on peut comprendre le phénomène d’apparition remarquable de courants intégristes dans les établissements d’enseignement supérieur , spécialisées dans les sciences positives . Car ce que l’on occulte par la pensée rationaliste qui est ce désir de connaissance totale resurgit à la conscience , en niant radicalement les possibilités de la raison et ce, en prenant les formes de conduites les plus irrationnelles et les plus incontrôlables.
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