Nida Tounès , nos destouriens et nos intellectuels de gauche.

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Le rapport entre  fins et  moyens a été, comme on le sait, au centre de grands débats que les grands partis révolutionnaires  du Tiers Monde avaient connu, aussi bien avant qu’après les Indépendances. Débats,  au cours desquels on s’était rendu compte que les fins ne pouvaient justifier les moyens et que ces dernières, pouvaient en l’occurrence, dénaturer les fins, au point d’en trahir les valeurs qui les sous-tendent. C’est ainsi que « notre Socialisme Destourien » initié par Ben Salah et couvert par Bourguiba, avait pour devise « l’homme moyen et fin de l’action de développement ». Devise, que d’aucuns à l’époque, disaient inspirée par la littérature véhiculée par la Revue « Esprit » d’Emmanuel Mounier, mort jeune, mais après avoir imprimé à ses successeurs une ligne de pensée anti-faschiste, mais également anticommuniste et…l’idée d’un « socialisme à visage humain ».
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Attachés à la réalisation de leurs projets ayant pour objectif  la transformation des mentalités et des modes de production économique, les intellectuels, rassemblés autour de Bourguiba, n’avaient pas, à mon avis, donné l’importance qu’elle mérite, à  la pensée d’un Président dont le despotisme éclairé, ne pouvait, d’aucune façon, gommer l’originalité d’une pensée complexe que l’on va se contenter  de synthétiser en des formules lapidaires de « politique des étapes » et de la voie du « juste milieu ».

C’est parce que   la question  des moyens et des fins n’a pas été assez approfondies que l’on s’était retrouvé entrain de soutenir des objectifs économiques réputés libéraux, pour la réalisation desquels on usait de moyens politiques qui n’avaient rien à envier aux régimes staliniens. L’on a même fini par oublier les origines de gauche révolutionnaire à laquelle  Bourguiba aimait s’identifier et que d’aucuns, parmi ses anciens compagnons de lutte n’a osé lui dénier. Pensez à Sliman Ben Sliman, Georges Adda, Mohamed Ennafaa qui n’étaient pas plus communistes qu’un Mohamed Sayah, devenu pourtant l’historien officiel du Mouvement National et donné, jusqu’aux derniers mois du règne de Bourguiba pour le dauphin le mieux placé.

Si j’évoque, aujourd’hui, en ce moment crucial de l’Histoire de la Tunisie, la banalisation de la pensée Bourguiba par les hommes politiques qui se sont identifiés à son projet de construction de l’État Tunisien moderne, beaucoup plus qu’au mode de penser révolutionnaire, de par l’importance qu’il ,accorde à l’esprit critique, c’est aussi pour parler de la désolidarisation historique de la Gauche tunisienne vis à vis de ce projet.

L’erreur historique  de la « Gauche Tunisienne » des années soixante a consisté à ne pas avoir compris  qu’en ce qui concerne les fins, il n’y avait pas de divergences,  entre ses différentes factions et  Bourguiba. Ces divergences l’emporteront, le jour où  les moyens n’étaient plus ceux de la lutte commune qui avait fait retrouver, côte à côte, dans les camps militaires du Sud, Bourguiba, les déstouriens,  Ennafe’e,  Adda, Harmel et beaucoup d’autres  communistes, (période au cours de laquelle, la presse de Peyrouton traitera Bourguiba de bolchevik). Parce qu’une fois les moyens de la lutte pour l’Indépendance, devenus  modalités d’exercice du pouvoir, l’enjeu, pour les partisans de tous bords était devenu l’intérêt des partis, en fonction de leurs idéologies respectives, beaucoup plus que celui de la Patrie.

L’Histoire ne se répète pas. Mais la méditation sur le sens des évènements qui en font la matière, peut être une source d’enrichissement théorique pour une meilleure maitrise du présent. C’est ce qui rend nécessaire l’évaluation critique de ce que nous avons vécu durant le demi siècle de construction de l’État moderne  dont les Tunisiens de ma génération  ont été les acteurs et les témoins,  en vue de la clarification de ce qui pourrait être fait aujourd’hui.

A mon avis, il y a lieu d’observer que la révolution que connait la Tunisie, depuis le 14 Janvier 2011 et qui a fait suite aux événements sanglants que le pays a connu à partir du suicide symbolique du jeune Bouazizi à Sidi Bouzid, constitue une rupture épistémologique dans la lecture possible de l’histoire de la Tunisie contemporaine. Il ne s’agit pas, ici, de discuter de la nature de cette révolution, de son authenticité, de ses acteurs véritables ou supposés ni d’en sous estimer l’importance, à partir du moment où elle a été « prise », par des opportunistes de tous bords, comme on prend un train en marche.

Ceux qui connaissent la théorie du chaos vous diront que ce qui semble à première vue dénué de sens  obéit, en fait, à l’Ordre de l’Invisible et son évolution, toujours inédite, dépend de son point initial. Ce qui ne manquera pas de tenter ceux qui voudraient pré-voir ce qui pourrait advenir  en décidant de son point initial et accéder à la maitrise certaine du Monde, en forçant l’Histoire à s’achever sous sa forme définitive de Pax-Américana.

Tout cela pour dire que la maitrise de notre révolution sans chef, qui a émergé à la surface visible de l’Histoire sous sa forme « in-pré-visible » dépendra de la capacité de perception de son point initial dont feront preuve ceux qui voudront passer aux commandes de ce mouvement dont le déclenchement n’est pas réductible aux causes qu’on lui donne à posteriori.

Mais à voir le désarroi de tous ceux qui ambitionnent de raisonner ( en l’arraisonnant) ce mouvement, y compris ceux qui se croient aux commandes, l’on peut se permettre d’être radicalement optimiste quant à la capacité de notre révolution à évoluer selon sa vocation spécifique.

L’Histoire ne se répète pas. Mais il me semble que tout en étant inédit, le cours qu’elle se fraie, en forçant la destinée prévisible que les calculs sordides des opportunistes veulent lui assigner, se présente à nous sous la forme d’un appel à s’engager sur la voie de la libération. Et le terme « libération » signifie non seulement  la lutte pour la liberté d’expression, mais devrait être compris dans sa signification la plus radicale, celle  de la liberté de penser, dans la mesure où il il y a une différence entre penser en toute liberté  et libérer la pensée…de tous les obstacles que représentent, pour un mode de penser libre, toutes les formes de pensées achevées que sont les idéologies et qui sont, en fait, les autoroutes certaines prises par les personnes « butées ». Ceux qui sont habités, chacun par ses propres fins (les buts) et se soucient peu des moyens pour les réaliser, quitte à s’associer, au niveau de ces moyens, à des personnes aussi butées qu’eux, mais dont les fins sont opposées aux leurs. L’on connait, à ce sujet, les positions   de ralliement et de soutien inconditionnel du Toudeh (les masses), Parti Communiste de Kianouri, à l’égard du Régime de Khomeyni au début des années 80 ainsi que celui des Moujahidi Khalq de Massoud Rajaoui, avant que les partisans de ce dernier ne soient massacrés par milliers par les mollahs de Téhéran.

Au-delà de son caractère opportuniste, qui ne manque  pas de rappeler l’alliance politicienne et peu politique des partis de la Troïka au pouvoir en Tunisie, depuis le 23 Octobre dernier, ce cynisme dont on fait preuve, en matière de moyens, en mettant en sourdine ses fins propres signifie que les fins  que l’on déclare importent peu par rapport aux fins personnelles.

C’est ce qui est entrain de se dérouler sous nos yeux où l’on peut observer qu’en mettant en sourdine leurs fins déclarés  qui sont en contradiction flagrante avec ceux de Ghanouchi et sur la base desquelles ils ont été élus, Ben Jaafar et Marzouki les ont remplacées par leurs fins personnels qui ne sont autres que l’assouvissement de leur soif de pouvoir.

Mais en rappelant, aujourd’hui cette réflexion autour des fins et moyens, je voulais aussi mettre en garde mes amis de gauche contre la réédition de leur attitude à l’égard de Bourguiba auxquels ils s’étaient opposés non parce qu’il ne poursuivait pas les mêmes fins qu’eux mais pour des raisons de moyens. Contrairement à la coalition contre nature de l’équipe au pouvoir dont les différentes fins déclarées divergent radicalement, celle que propose Caïd Essebsi consiste à s’assembler en nous donnant les mêmes fins et à nous entendre politiquement sur les moyens d’arriver à transformer nos idéaux communs en réalité. Et cela s’appelle  accéder à une pratique politique véritablement élaborée, digne de la démocratie avancée que la révolution dont notre peuple nous a fat cadeau, nous permet de construire, ici et maintenant.

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