Pour ce qui est de cette deuxième exposition, il s’agissait du travail d’un artiste dont j’avais fait la connaissance, grâce à l’initiative d’une grande dame de l’action culturelle allemande à l’Etranger, à l’époque, directrice de l’Institut Goethe à Tunis, charge qu’elle avait occupée, après avoir été, durant plusieurs années, en poste au Caire.
Cela avait commencé, par une visite surprise, que Madame Heinele avait effectuée à l’Institut, en venant directement me voir dans mon bureau. Sans préambules, elle me dit : « j’ai entendu parler de vous au Caire et je suis venu voir le phénomène !
Plus tard elle me confiera que la veille de son départ pour Sfax, certaines de ses connaissances, ont essayé de la dissuader, en la prévenant qu’elle risquait de se retrouver, face à un nationaliste conservateur, quelque peu intégriste ! J’étais agréablement surpris par cette franchise et ce ton nouveau qui laissait entrevoir une force de caractère exceptionnelle ainsi que des possibilités d’accès à un degré élevé de spiritualité.
Depuis cette mémorable journée, il s’est tissé entre nous une véritable amitié objective que je partageais avec beaucoup d’autres créateurs, musiciens, poètes et artistes dont j’ai découvert, par la suite les rapports de complicité qu’elle a su tisser avec tous. Il m’avait semblé que, comme Goethe, dont elle parle souvent comme d’un sien amoureux, elle aussi, est amoureuse de l’Orient, sur un fond de mysticisme universel, éloigné de tout sentiment d’exotisme.
Le jour du vernissage de l’exposition, qui s’est déroulé en présence de l’Ambassadeur d’Allemagne, du Gouverneur et du Maire, Madame Heinele a été décorée, au nom du Président de la République par le Ministre de l’Enseignement Supérieur, le regretté Dali Jazi, des insignes de l’Ordre du Mérite Culturel, en reconnaissance du bond qualitatif qu’elle a fait faire à la coopération scientifique et culturelle entre certaines institutions spécialisées de son pays et l’Université tunisienne. La beauté simple et majestueusement moderne de l’espace de cette galerie municipale, n’avait pas manqué de donner, à la cérémonie, un aspect des plus solennels.
Comme pour l’exposition de Gérard Moschini, celle de Rudolf Bonvie, a eu, également, des retombées pédagogiques. A la différence de l’artiste français dont j’ai qualifiée la pratique de mystique objective, le plasticien allemand, participant, lui aussi, aux mouvances de l’Art actuel en Europe, s’était placé, d’emblée, dans une situation qu’il voulait polémique. A la galerie des Beaux-Arts, il avait improvisé une installation dont la signification « ironique » à l’égard de la pratique « romantique » de la peinture de chevalet était on ne plus manifeste. Cela a consisté à placer, dans le désordre, au milieu de la galerie, un certain nombre de chevalets qu’il avait fait apporter des ateliers voisins. Quelques graffitis sur le mur de fond annonçant la mort des Beaux-Arts et l’enregistrement, en boucle, de La Bohême d’Aznavour, suffisait, à ses yeux, pour évoquer une supposée remise en cause critique de la pratique traditionnelle de la peinture moderne occidentale.
Lors d’une rencontre débat avec les étudiants, organisée à l’amphithéâtre de l’école, l’artiste allemand qui pratiquait la photographie numérique n’avait pas tari d’éloges à l’égard des moyens informatiques dont on pouvait déjà disposer à l’époque, en considérant dépassée la pratique artistique à La Bohême comme il se plaisait à qualifier celle, enseignée dans les ateliers d’à côté.
Ses propos, que certains étudiants avaient ressentis comme une agression, ont été l’objet d’un vrai débat au cours duquel ont été évoquées les limites des moyens informatiques ainsi que les véritables espoirs qu’ils pouvaient susciter, pour l’avènement d’une pratique nouvelle d’un nouvel art.
Lors de la cérémonie de clôture de son exposition, à laquelle il n’était pas présent, j’avais observé que Madame Heinele avait apprécié avec malice, une installation qu’un groupe d’étudiants avait montée dans la galerie, en face de la Bohême de Bonvie, en guise de réponse à son attitude provocatrice. Il s’agissait d’un montage vidéo où les enregistrements de la rencontre avec l’artiste, à l’amphi, étaient vus et entendus, en boucle, sur plusieurs écrans à la fois, mais chacun de ces écrans était branché sur un magnétoscope légèrement décalé, par rapport aux autres, provoquant une sorte de cacophonie ainsi qu’une sorte de mise en abîme d’un discours que l’on trouvait dangereusement clôturé. Ce détournement des moyens technologiques a permis également de répondre, à l’ironie, par cette mise en crise du discours, uniquement, par le recours à ce petit « décalage secondaire » qui avait mis le présent en état de « différance », à la seconde près et qui m’avait, personnellement, rappelé cette phrase, attribuée à Marx dans laquelle le grand penseur allemand dit : « l’histoire n’avance pas ; elle bégaie. »
Mettant à profit les bonnes dispositions pour l’instauration d’un véritable échange culturel, que j’avais constatées chez nos partenaires allemands, j’avais répondu à l’invite, qui m’avait été faite, par Mme Heinele d’écrire un texte de présentation de cette exposition, qui figurera dans le catalogue, à coté d’autres, dont celui du directeur de la Maison des Arts à Tunis qui allait accueillir, après Sfax, les œuvres du plasticien allemand. Le catalogue étant bilingue, les textes qui allaient y figurer devaient être, nécessairement traduits, en Arabe ou bien en Français. A la différence des autres intervenants, j’avais écrit deux textes totalement différents, consacré, chacun à l’une des deux facettes que présentait, la démarche de Bonvie.
Ce dernier, procédait, en effet, à la juxtaposition polémique de certaines figures d’Arabesque, photographiées dans plusieurs lieux historiques du monde musulman, à des surfaces planes traversées de simples hachures colorées : une manière d’évacuer l’image et de la remplacer par ce recours à l’Arabesque, considérée, ici comme résultant d’une attitude supposée iconoclaste.
L’implication de l’Arabesque dans la démarche de ce plasticien allemand, au moment où, moi-même j’étais intéressé par mes recherches sur la trame, m’avait interpellé, en tant que chercheur et en tant qu’artiste. Mais c’est en tant qu’enseignant, en premier lieu, que j’allais écrire mon texte de présentation en Français ; le texte en Arabe ne représentant, en fait, qu’une manière de rappeler, à l’occasion, que la spiritualité qui se dégage de cet art islamique ne peut être réellement appréhendée qu’à partir de sa traduction poïétique dans la langue du Coran. Ce qui n’a rien à voir avec le fait de dire qu’en Islam « tous les arts mènent à la mosquée » comme le signale, à juste titre, peut-être, Roger (Raja) Garaudy.
Car, pour moi, il est plus important de dire l’urgence qu’il y a , à lire le Coran et l’Art dit islamique, non pas en tant que lieux où l’on pourrait puiser des valeurs spirituelles « archéologiques », que des dizaines de chaînes de télévision satellitaires ont transformées en marchandise, mais plutôt comme source de production spirituelle réalisée, aujourd’hui, par des individus créateurs qui trouvent, dans la fréquentation du texte Coranique et des différentes formes d’art musulman, une dimension Autre, authentiquement contemporaine, qui ne peut être confondue avec ces valeurs refuge, auxquelles ont été réduits l’Islam, le Livre qui en est le Fondement et la pensée esthétique dont son Art est le support manifestation.
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