Lyna Lazaar : Quelles étaient les idées, les livres d’écrivains ou d’artistes qui circulaient à cette époque. Ya-il eu des convergences entre ces différentes idées ? Quelles étaient les idées partagées entre vous, Belkhodja et les autres. ?
Naceur Ben Cheikh : Il faudrait d’abord préciser le caractère spécifique du contexte historique de l’émergence du groupe des cinq dont le chef de file était incontestablement Néjib Belkhodja. Parce que j’estime que ce moment est capital pour la compréhension de l’apport de cet artiste, non seulement en tant que peintre, mais également en tant qu’intellectuel Je voudrais ici apporter mon témoignage en tant que membre de ce groupe. Ma rencontre avec Néjib a constitué pour moi un véritable point de départ de mon itinéraire de peintre, de critique et d’historien de l’Art. Donc je commencerai par l’évocation de mes débuts d’artiste amateur et autodidacte pour bien mettre en évidence, les raisons objectives de cette rencontre entre le jeune Instituteur normalien que j’étais et le peintre Néjib Belkhodja qui était mon ainé de dix ans et une grande figure de la jeune peinture tunisienne réfractaire, avec Hatim El Mekki au monopole esthétique constitué par le Groupe de l’Ecole de Tunis.
En 1963, Le Directeur de l’Ecole Normale D’Instituteurs, Brahim Najar, avait remarqué notre intérêt, Abdelmajid El Bekri et moi-même, pour la peinture et nous avait donc alloué un cagna pour en faire un atelier commun, en vue de nous organiser une exposition à la fin de notre année de stage. L’exposition a été inaugurée par Ahmed Ben Salah qui nous avait acheté à chacun une œuvre dont un portrait expressionniste de Messaadi que j’avais exécuté à l ‘encre de Chine (à la manière d’Elmekki). On nous avait également attribué des prix de la Municipalité de Tunis, composé d’un lot de livre d’Art dont « Tunis naguère et Aujourd’hui » de Zoubeir Turki. L’été 63, Brahim Najar, nous a également envoyés pour un séjour d’un mois en France, comme hôtes de l’Association Léo Lagrange, une organisation de jeunesse, dépendant de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) qui porte le nom du Ministre de la jeunesse et des sports dans le Gouvernement de Léon Blum. Cela a été pour moi, l’occasion d’effectuer un véritable pèlerinage à Aix–en Provence et de parcourir quelques kilomètres dans la forêt provençale pour découvrir le site de la Montagne Sainte Victoire, en hommage à Cézanne. Et comme on séjournait dans un village de vacances à l’ouest de Marseille, je m’étais rendu à Sainte Marie de Mer en hommage à Van Gogh. De ce court séjour dans « le Midi des Peintres » j’ai retenu également la visite, effectuée par un autre ami qui faisait lui aussi partie de notre groupe, Mohamed El Hédi Krifa, au musée Fernand Léger à Biot et d’où il m’avait rapporté un livre qui m’avait fait découvrir l’œuvre de ce grand artiste moderne. Dans une seconde partie de notre séjour, nous nous sommes rendus à Paris, où nous avons découvert le Louvre, le Quartier Latin et visité à l’occasion le siège et l’imprimerie du Syndicat « Forces Ouvrières », avant de partir pour la Normandie où, toujours en compagnie d’El Bekri, nous avons visité une grande exposition de l’œuvre de Rouault au Musée de la ville du Tréport et l’atelier de Braque à Varengeville-Sur-Mer.
C’est dire, qu’en rentrant à Akouda, en ce mois de Septembre 63, pour rejoindre mon premier poste d’affectation, en tant qu’instituteur, j’avais déjà en tête l’idée de me consacrer à la peinture et de continuer mes études supérieures, quand bien même je me sens jusqu’a aujourd’hui, « Instit de vocation. » L’année 64, j’ai été affecté à Hammam Lif dans une ancienne école italienne, dont le Directeur, Italien lui aussi, du nom de Paulilo s’intéressait à la peinture, du fait que sa belle fille était artiste peintre. Il m’avait fait cadeau d’un gros livre d’histoire de l’Art que j’ai gardé dans ma bibliothèque sans l’avoir trop consulté.
Si j’ai tenu à évoquer, pour la première fois, mes débuts d’artistes c’est pour dire que durant cette période de mes vingt ans, j’avais vu la campagne du Sahel avec les yeux de Van Gogh, Le Boukornine que j’escaladais un dimanche sur deux avec les yeux de Cézanne, la Banlieue Sud Industrielle avec les yeux de Fernand Léger et je m’étais fixée en définitive sur les troncs noueux et torsadés des oliviers de notre jardin que je voyais désormais à travers « Les Oliviers Morts » de Pignon et nos collines à la végétation steppique, à travers « Eygalières » de Passinos. Toutes ces références visuelles et esthétiques étaient présentes dans mes premières réalisations plastiques et mon identité de peintre je la projetais aussi sur le « Midi des Peintres », un livre de Pierre Cabanne qui m’a fait découvrir Pignon et Prassinos. Et lorsque en 1964, mon frère ainé Mongi Echeikh, professeur de Français de son état et habitué des cafés du Centre-ville de Tunis, comptant parmi ses fréquentations Néjib Belkhodja m’avait fixé rendez vous avec lui, c’est avec cet enthousiasme de jeune autodidacte, aux multiples références à la peinture moderne que je suis allé à sa rencontre.
Néjib Belkhodja était alors membre du Groupe des Six qu’il a fondé en 1963 en s’entourant de Lotfi Larnaout, Fabio Roccheggiani, Sadok Gmach, Carlo Caracchi et Jean Claude Eynel. Il va d’abord m’inviter à faire connaissance du groupe et à devenir un habitué de leur atelier commun (leur siège) un petit appartement de la Rue du Caire qui donnait sur l’Avenue Bourguiba. J’ai fait donc plus ample connaissance avec les quatre membres, encore présents à Tunis, Carlo Caracchi ayant retourné en Italie. J’avais beaucoup apprécié la culture, l’intelligence et la sensibilité du peintre et du poète qu’était déjà Lotfi Larnaout, plus jeune que moi d’une année et avec lequel j’ai noué une amitié qui ne cesse de résister à tous les malentendus, comme dans toute communication véritablement humaine, depuis plus d’un demi siècle. J’ai été également très sensible à la douceur foncière et à la sagesse de Fabio Rocceggiani qui avait réussi, lui qui était l’entraineur du Club Africain de Bab Djedid, à me faire considérer le Football comme un « Arte ».
Quelque mois plus tard, Néjib m’avait informé qu’il allait tenir une réunion avec les membres du groupe pour leur proposer ma cooptation en tant que sixième membre, en tenant compte du départ de Caracchi. On devait se revoir dans l’après midi au Café Le Capitole, pour qu’il m’informe du résultat de la réunion. Il m’a alors annoncé que seul Fabio avait accepté sa proposition et qu’il avait décidé de quitter le groupe (en fait de le dissoudre) et de fonder un autre, avec comme membres Nja Mahdaoui, Fabio Roccheggiani, Juliette Guarmadi, et moi. Et C’est ainsi que le Groupe des Cinq est né.
Début soixante six je quittais Hammam-Lif, pour Métline, après avoir été détaché auprès du Ministère de la Défense Nationale, pour enseigner l’histoire dans une Ecole de formation de sous-officiers installée dans une ancienne caserne de l’Armée Française située sur la montagne qui donne sur Cap Zebib. Je n’avais donc plus de pied à terre à Tunis et Néjib m’avait alors proposé de me faire partager son propre atelier et donc sa maison à La Rue El Menatki à Bab Jedid. Je passais quatre jours de la semaine à la Caserne et le long Weekend chez lui où je partageais la chambre de ses deux enfants Hédi et Slim. C’est là où j’ai appris comment préparer une toile (toile de jute, colle de poisson et blanc d’Espagne), c’est là ou j’ai produit une partie des œuvres avec lesquelles j’avais participé à l’exposition du Groupe en Décembre 66, avec la toile dont la photo figure sur le catalogue et que j’avais peinte sur une toile déjà peinte que Néjib avait déjà exposée et qu’il avait décidé de sacrifier parce qu’il n’était plus convaincu de la justesse de sa composition. En effet, en l’observant entrain de travailler, j’ai vu combien il était rigoureux dans l’organisation de l’espace de ses toiles. On en parlait ensemble, et il me montrait l’importance d’un détail pour l’équilibre global d’une toile, en interposant à distance son index entre son œil et la surface peinte. Je voudrais signaler que le quartier Bab Jedid, vers les débuts des années soixante, dans lequel Néjib Belkhodja a continué à habiter, n’était plus le quartier « aristocratique » de l’époque beylicale. Il était devenu un quartier populaire, vidé de sa population d’origine et fortement atteint par ce que l’on appelait l’oukalisation de la Médina. Je me souviens qu’un soir je rentrais vers dix heures et les rues étaient désertes. Soudain j’ai entendu une voix qui criait : « Il est l’ami de Néjib ! » C’est dire que les « origines turques » de son père et « hollandaises » de sa mère que citent certaines biographies, ne disent rien sur son identité personnelle réelle : il était un véritable enfant du peuple, bien enraciné dans ce quartier « populaire » qu’est devenu Bab Jedid. Ce n’est qu’à son enterrement, sur les hauteurs de la colline de Sidi Belhassen, sur le versant Est qui surplombe l’ancien port de Tunis, dans lequel Ibn Arabi avait rencontré « El Khedhr », que j’ai compris ses origines citadines « beldis ».
En fait je pense aujourd’hui, que stratégiquement parlant, Belkhodja avait créé le groupe des six, pour pouvoir s’opposer, « en formation de groupe » à l’Ecole de Tunis ou au moins, se distinguer d’eux. Je dirais presque, conformément à la tradition du milieu cosmopolite des peintres de Tunisie de l’après guerre, Groupe des Quatre, Groupe des Dix, comme précédents. Mais avec le Groupe des Cinq dont il avait certainement préparé la création, bien avant qu’il ne décide d’abandonner le Groupe des Six, cela représentait pour lui une nouvelle étape. Une étape qui consistait, à engager une véritable opposition au monopole que représentait l’Ecole de Tunis. En effet, tous les nouveaux membres de son groupe, étions qualifiés, chacun de son lieu propre et ses dispositions intellectuelles, à mener cette lutte commune pour l’édification d’une nouvelle vision de la peinture qui se faisait en Tunisie et qui serait fondée sur une nouvelle acception de l’identité artistique, ouverte sur les courants de la Peinture Moderne. On verra comment, après l’organisation de la première exposition du Groupe des Cinq, en Décembre 66, la revendication de l’ouverture sur la « peinture abstraite » va se transformer en un appel à la « décolonisation » de « la Peinture tunisienne », dix ans, après l’accès à l’Indépendance politique. Point de concertation au préalable entre nous, car pour chacun, y compris pour Fabio Roccheggiani et Juliette Guarmadi (épouse de Salah Guarmadi) sa cause personnelle coïncidait avec la cause commune.
Il suffit de lire la « présentation-manifeste » à l’exposition du Groupe des Cinq, signée par le sociologue Mohamed Aziza, pour se rendre compte, que pour ce dernier il n’était question que de revendication du droit à la recherche, à l’innovation et à l’ouverture risquée sur les courants abstraits de l’Art « International » de l’époque. Voici comment il conclut sa présentation :
« Voici qu’en Tunisie, cinq peintres entendent exprimer leurs angoisses et leurs sensations dans le langage de leur siècle. Voici qu’en Tunisie, cinq peintres refusent les facilités d’un folklorisme de pacotille, les tentations du typique et optent pour la difficultés de la confrontation et les risques de l’ouverture.
Voici, ici présentées les œuvres de cinq peintres unis dans et par l’aventure créatrice, soucieux d’invention, passionnées de recherches, jamais sûrs, toujours possédés par la sainte angoisse, détestant pardessus tout l’immobilisme et le commerce, inquiets, conscients et comme fascinés par leur multiples conquêtes…
Voici, ici exposées les œuvres de cinq peintres qui, vraiment, peignent… »
Tout y est, sauf l’évocation de l’impératif de « décolonisation de la Peinture Tunisienne ».
Quelques jours seulement après le vernissage de l’exposition du Groupe des Cinq, Belkhodja rectifiait le tir, pour politiser la question et ouvrir un débat qui n’a jamais été réellement clos jusqu’à ce jour.
A une question que lui posait Férid Boughdir pour le compte du quotidien l’Action, organe d’expression française du parti au pouvoir, et qui était la suivante : Que pensez vous de la peinture tunisienne actuelle ? Il répond :
« Ce qui me semble plus grave, c’est que cette peinture qui doit, en principe aider à l’édification d’une culture nationale authentique participe en fait du moins visible des néo-colonialismes . On ne peint pas le Tunisien et son pays comme ils sont, on les montre exactement tels que le colon les voyait. Ils se réduisent, ainsi, aux plus fausses des apparences pou touristes, folklore de pacotille et orientalisme de bazar. Etrange aliénation que celle de celui qui continue à se peindre tel que son colonisateur l’avait habitué à se considérer et qui se trompe en trompant autrui.
Aujourd’hui se pose, pour nous, le problème du niveau international de l’Art : Pourquoi est ce que la peinture en Tunisie ne s’élèverait pas à un niveau aussi élevé que celui de l’Europe, qu’un jour l’on dise, au moins techniquement, de l’un de nos concitoyens non pas qu’il est « un grand peintre de la Tunisie » mais » un grand peintre tunisien » tout court. Tout en ayant une spécificité tunisienne. Miro et Picasso sont spécifiquement Espagnols (je dirais que c’est là que réside le véritable folklore) et pourtant ce sont de grands peintres universels ».
Ceci m’amène à rappeler, pour la première fois, la nature du discours légitimateur de la Tunisianité supposée de la Peinture héritée de l’époque coloniale et à laquelle Néjib Belkhodja venait, en fait de répondre. Il s’agit d’une étude d’une quinzaine de pages, publiée en 1958 (deux ans après l’Indépendance) au moment où le jeune Belkhodja commençait à se faire remarquer sur la scène picturale de Tunis. L’étude, signée Michel Lelong, père blanc de l’Institut des Belles Lettres Arabes et publiée dans la Revue IBLA (numéro 81, 21ème année, 1er trimestre 1958).
Michel Lelong écrit :
« Il est banal de constater que la Tunisie est un pays de contrastes et de couleurs vives : sur le bleu du ciel et de la mer, se détachent, entourées de verdure, les maisons blanches de Sidi Bou-Saïd et les petites coupoles que surmonte un drapeau tunisien d’un rouge éclatant, Hammamet, Djerba, Nabeul, Monastir laissent cette même impression de lignes très pures, de couleurs contrastées, de lumière intense sous le soleil, mais toute de nuances quand tombe le soir sur ces petites villes, toutes blanches, au bord de la Méditerranée. Et dans les souks, tapis et couvertures, grands plateaux de cuivre, costumes traditionnels offrent un extraordinaire tableau aux multiples couleurs qui surprend et enchante le voyageur occidental, découvrant, pour la première fois, « Tunis la Verte ».
Observons d’abord la prise en compte diplomatique de la réalité nouvelle de la Tunisie fraichement indépendante qui fait planter le drapeau tunisien sur les petites coupoles et fait chuter l’énumération des petites villes toutes blanches sur Monastir. Et en bon casuiste, le père Lelong , pour parer à la remarque qu’il s’était empressé lui même de signaler à savoir que cette vision de la Tunisie est celle d’un touriste ( il atténue le sens « péjoratif du mot en parlant de voyageur occidental) continue son plaidoyer en ces termes :
« Ceux qui vivent dans le pays (tous groupes confondus) sont naturellement moins sensibles à l’originalité d’un tel spectacle (originalité que l’on peut observer en Grèce ou à Assila sur la côte atlantique du Maroc) .Mais inconsciemment, « peut-être », ils en subissent l’influence et c’est « sans doute » à la lumière violente ou très douce, c’est sans doute au soleil et à la mer que la Tunisie doit en partie le charme de son artisanat traditionnel, comme elle leur doit la variété et la richesse étonnante de sa peinture contemporaine ».
Comme on peut le remarquer ce discours ne se gêne guère, contre toute logique, d’associer l’Artisanat traditionnel à la peinture coloniale contemporaine en les mettant tous les deux sous influence du soleil et de la mer. Comme il avait déjà associé auparavant les Tunisiens « indigènes », désormais indépendants à la colonie européenne en les désignant tous les deux par « ceux qui vivent dans le pays ». Sans oublier de remarquer, pour terminer que la peinture sous influence climatique ne ferait plus partie de l’activité culturelle « symbolisante » mais relèverait d’un phénomène naturel comme la sécrétion du miel par les abeilles.
Pour comprendre le fait que pareil discours n’aie pas soulevé d’objections de la part de l’élite politique de l’époque, il faudrait rappeler le statut de l’activité picturale, comme accomplissement de la tâche que s’est donnée le Protectorat Français en Tunisie d’amener le pays à un certain niveau de civilisation satisfaisant, tâche qui lui permettait de maquiller la colonisation de fait, en protectorat civilisateur (conformément aux conventions de La Marsa de 1883). L’un des arguments juridiques, utilisés dans la lutte pour l’Indépendance, auprès de l’opinion publique internationale et américaine en particulier, c’était que le pays a atteint le niveau de civilisation requis et que cela impliquait l’application à la lettre des conventions de la Marsa et donc la fin du Protectorat.
Ce n’est donc pas un hasard si trois ans après la parution de cet article et avant même la création du Ministère des Affaires Culturelles, l’Etat Tunisien avait organisé une grande exposition itinérante à travers les grandes villes Américaines de cette même peinture contemporaine dont parle Michel Lelong. Voyons comment le Commissaire de cette exposition qui n’était autre que Hatem El Mekki en parle.
« Du 27 Octobre 1961 au 4 Février 1962, les œuvres de dix sept peintres de Tunisie furent exposées à Washington, New York, Chicago et San Francisco. Un public de plus de cinquante mille visiteurs, de nombreux représentants des chaînes de journaux et de radiotélévision américaines fit un accueil d’une chaleur souvent élogieuse à cette première manifestation importante d’art contemporain tunisien aux États-Unis. Dans le cadre des échanges culturels, cette initiative, à caractère désintéressé, se révélait fructueuse. Pour l’Amérique, ce fut une manière de découverte; en effet seuls les efforts et le succès de la Tunisie dans le domaine politique l’avaient jusqu’alors signalée à l’attention du public américain ».
« Mais grâce à l’exposition itinérante des œuvres de certains de ces peintres à travers les États-Unis, notre pays, d’ancienne tradition, on sait, donnait également les preuves de sa vitalité dans un domaine généralement réservé à des pays plus privilégiés ».
« Aujourd’hui, retour des États-Unis, l’Exposition de la Peinture tunisienne contemporaine est offerte au public tunisien. Ainsi après deux ans d’absence, que d’autres ont jugés bien employés, Lucullus dîne chez Lucullus. Puisse-t-il (à son tour) s’en réjouir »[1].
Remarquons, tout de suite, l’objectivité manifeste de ce texte malgré le caractère officiel du cadre dans lequel il a été écrit. A travers des lignes qui laissent sous entendre la réserve de son auteur, il témoigne des motivations politiques de l’intérêt des autorités pour la peinture. Et par de-là l’aspect désintéressé, se révèle l’intention d’affirmer son degré d’évolution en termes d’acquis civilisationnels qui justifieraient le soutien de l’Amérique à la Tunisie Indépendante.
Cette récupération politique de la production picturale de l’époque coloniale aura, pour conséquence la consécration par l’Etat des peintres de l’Ecole de Tunis, après que ces derniers se soient organisés en véritable groupe de pression (Hatem El Mekki parlera d’une véritable Mafia). Procédant par amalgame, ils avaient officialisé la reconduction pure et simple de la « Tunisianité picturale Française » de l’époque coloniale pour en faire un lieu d’identification positive pour le Nouvel Etat et de déclarer tabou, dans les sphères de l’administration des Affaires Culturelles (et ce, bien au-delà de la volonté discrète de Chedli Klibi et son ami et conseiller Hatem El Mekki ) le débat sur la nécessité d’objectiver et de « contextualiser » la peinture, produite en Tunisie depuis la fin du 19ème Siècle jusqu’ à l’indépendance.
L’emploi de ma part, à dessein, de cette notion contradictoire à la limite du rationnel de « Tunisianité Française » renvoie, en fait à un autre sujet tabou lui aussi et qui se rapporte à l’existence, en filigrane, dans les textes de célébration du Centenaire de l’Algérie Française (1930) et du Cinquantenaire du Protectorat Français en Tunisie (1931) d’une idée « utopique » qui consiste à revendiquer par la minorité européenne d’une spécificité culturelle de L’Afrique du Nord, qui la distinguerait de la Culture Française de la Métropole. Le précédent de l’Amérique est cité pour la création d’une sorte d’Afrique du Nord qui ferait pendant à l’Afrique du Sud, (avec l’officialisation de l’Apartheid en moins). A partir de cette idée utopique, l’idéologie culturelle coloniale va prôner officiellement l’élaboration d’une identité culturelle « Nord Africaine » qui serait le résultat de la fusion des divers cultures des différents groupes humains (« ceux qui vivent dans le pays », pour reprendre le propos de Michel Lelong) et d’en faire une sorte de creuset où viendrait se juxtaposer ou se fondre les divers héritages des différentes époques historiques que l’Afrique du Nord a connues tout au long de son histoire millénaire. D’où, non seulement la reconnaissance, mais également l’adoption officielle de la production de Mohamed Racim en Algérie auquel on avait confié la réalisation du timbre poste commémorant le Centenaire de la chute de Constantine en 1937, l’engouement, depuis les années trente pour la peinture du Jeune prodige Jalel Ben Abdallah, et l’adoption, par Abdelaziz Gorgi et Zoubeir Turki du graphisme orientalisant inauguré par Aly Ben Salem durant son séjour en Suède, l’ensemble étant une forme d’« Arabisance picturale » établie auparavant par Ketty Carré. (Voir le livre de Victor Barrucand : L’Algérie et les peintres orientalistes, avec en couvertures, Ketty Carré et Mohamed Racim, édité à l’occasion du Centenaire en 1930 et réédité en 2004.
Huit ans après la polémique engagée par Belkhodja, appelant à la décolonisation de la peinture tunisienne, Jaques Berque évoquant dans son livre, « Langages arabes du présent », paru en 74, le débat soulevé en 1966-1967 par les peintres du Groupe des Cinq, et les Six peintres Maghrébins, venus de Paris, exposer leurs œuvres, deux mois après l’exposition du Groupe des Cinq, à la même Galerie Municipale de l’Avenue de Carthage à Tunis, Jacques Berque, écrit. :
« Dès I960, l’abstraction se répandit, sans rallier cependant tous les artistes: ainsi le regretté CHERQAOUI (Maroc), tandis que l’Algérien BENANTEUR peint son pays avec sa mémoire. Alors quoi! Pour faire une peinture véritablement maghrébine, il faudrait passer par KLEE, BRAQUE, ou JACKSON POLLOCK ? Il n’est que trop vrai! Sur le marché de la peinture à tout le moins, le snobisme est roi. Il vous rallie en définitive à l’establishment. Mais inversement, sous couleur de vérité locale, faudra-t-il se vouloir pseudo transparence à l’égard du pays, de ses paysages, de ses hommes et de ses problèmes? Cette sincérité, ou simplicité, n’est-elle pas, en fait hypocrite asservissement à ce que l’autre veut que vous soyez, ou veut que vous croyiez être? En un mot, n’allez vous pas sous prétexte d’exactitude, devenir un « harki » de la peinture métropolitaine? C’est en ces ternes injurieux, mais expressifs qu’un groupe de peintres tunisiens, férus de communication mondiale, c’est à dire d’expressions issues du marché de la peinture étrangère flétrissait leurs compatriotes demeurés fidèles à la description. Ne nous hâtons pas de donner raison à l’un ou à l’autre. L’aliénation menace d’un côté comme de l’autre. Seul le talent départage. Mais ce talent est justiciable de demain »[2]. Cette position de Berque servira plus tard, à Youssef Seddik du Journal La Presse pour discréditer l’ensemble de la peinture tunisienne (Table ronde à laquelle il a appelée et dont je possède encore (dans mes archives) une copie de son introduction.
Le groupe de Peintres Maghrébins auquel fait allusion Berque s’était formé à Paris, soutenus par le critique Jean-Jacques LEVEQUE et composé de Mahmoud SEHILI et Edgar NACCACHE (Tunisie) , Abdallah BENANTEUR et Abdelkader Guermaz (Algérie) André EL BAZ et Ahmed CHERQAOUI (Maroc),. Leur exposition, à Tunis, a eu lieu deux mois seulement après celle du groupe des cinq. (Printemps 67). Ces derniers, lors d’une conférence de presse tenue par Jean-Jacques Levêque, avaient « poussé la surenchère » par rapport au groupe des Cinq, en allant jusqu’à déclarer qu’ « il n’y avait pas de véritable peinture en Tunisie ». Ce qui n’a pas manqué de soulever un tollé, toutes sensibilités confondues contre le « Groupe des Maghrébins » .Hatim El Mekki, Zoubeir Turki et moi-même avions écrit des articles polémiques en réponse « A ceux qui nient l’existence de peinture en Tunisie » (titre de mon article paru dans le journal Essabah). Je me souviens d’une petite altercation que j’ai eue avec Ahmed Cherqaoui, après que je lui ai fait remarquer que ses toiles était des reprises de l’alphabet Tifinagh (propos sciemment provocants) et qu’il me répondit : Tu me reproche de me référer au Tifinagh alors que ma mère est Berbère !. J’avais gardé une sorte de mauvaise conscience à la suite de cet ultime échange avec Cherqaoui qui devait décéder moins d’une année plus tard, suite à une opération d’appendicite à Casablanca. C’était bien avant que je fasse la connaissance du Groupe de Casablanca qui vont faire de Cherqaoui et Gharbaoui, les pionniers de la Peinture Contemporaine Marocaine. (Voir le livre de Khatibi et de Edmond Amran El Maleh, consacré à la peinture de Ahmed Cherqaoui, aux Editions Shoof Casablanca)
Revenons à présent à la position de Berque, pour faire observer que le terme « harki » (de la peinture métropolitaine) n’a pas été prononcé à « l’encontre des peintres demeurés fidèles à la figuration par les tenants de l’abstrait ». Bien au contraire, ces derniers reprochaient à leurs aînés de continuer la ligne de la peinture coloniale, et ce sont les figuratifs folklorisants qui ont, alors, accusé les « abstraits » d’être des « harkis » à la solde de la peinture occidentale contemporaine. C’est en fait, Zoubeir Turki qui avait traité les peintres du Groupe des Cinq de « Harkis ».
Ce qui se dessinait alors, et qui sera précisé quelques années plus tard, n’est pas une sorte de concurrence entre les tenants de deux tendances artistiques, toutes deux d’essence occidentales où l’aliénation « frappe d’un coté comme de l’autre ». Ce qui était en jeu c’était le statut même de la peinture au sein de la société maghrébine nouvellement indépendante, ainsi que le dépassement des séquelles de la culture héritée de l’époque coloniale, fraîchement « nationalisée ». En tant que sociologue, ayant vécu longtemps au Maghreb, BERQUE aurait pu se rendre compte que le problème résidait dans la nature aliénante de l’activité picturale telle qu’elle a été léguée par le colon. Il a préféré se taire en constatant « l’impasse » et renvoyer la solution du problème au jour où apparaîtra sur la terre maghrébine « le talent » « justiciable de demain »
Beaucoup de personnes s’étonnent du fait de l’absence d’une histoire de la Peinture en Tunisie et de la difficulté qu’il y a à réaliser des études et des recherches universitaires, qui seraient dégagées de la littérature élogieuse de consécration qui caractérise les monographies ou les éditions d’Art, à vocation commerciale ou bien encore les ouvrages de célébration laudatives des œuvres de peintres connus sur la scène artistique auxquels on rend hommage. Ceci s’explique, en partie par l’existence d’une volonté collective inconsciente de ne pas remettre en cause la légitimité de « l’acquis » fusse-il faux et générateur d’une stagnation confortable dans laquelle se complait toute une génération d’artistes auxquels la réflexion fait peur. ( A suivre)
Question suivante :
Y avait-il un sentiment que quelque chose pouvait être changé par le travail en groupe ou collectif ? Aviez vous, à l’époque, le sentiment que vous produisiez en un temps exceptionnel ?
[1] Catalogue de l’Exposition des Peintres contemporains tunisiens, retour des États-Unis, Maison de la Culture de Tunis, du 15 au 30 Mars 63 préface de Hatem El MEKKI, Commissaire Général de cette exposition, pendant sa tournée en Amérique.
[2] Jacques BERQUE; « Langages arabes du présent », pages 232-233. Ouvrage.
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