(EXTRAIT DE « PEINDRE A TUNIS », rédigé en 1977 et publié en 2006)
On sait qu’avant la destruction du monopole esthétique, tenu par les académiciens, chose qui arrivera après l’avènement de l’Impressionnisme, le marché de la peinture en Europe, s’était vu frappé d’une inflation qui avait ruiné les plus grands collectionneurs et marchands de l’époque. Mais conséquence plus grave: certains peintres, ne pouvant plus vivre de leur métier, ont tout simplement cessé de peindre pour se convertir en chirurgiens barbiers, aubergistes ou bien agents immobiliers[1].
Monopole esthétique, qu’est ce à dire ? L’expansion du marché de l’art en Occident a été durable et réelle, à partir du moment où les ateliers de peinture, ne se référaient plus tous aux mêmes critères esthétiques. Et s’il y a eu inflation, c’est parce qu’une production abondante de tableaux, se référant toute à la même problématique artistique, celle de la peinture académique, n’arrivait plus à motiver les clients et les collectionneurs. Ces derniers, le culte du passé aidant, se sont vus obligés de se rabattre sur la production de maîtres anciens, étant donné la rareté de leurs oeuvres. D’où l’introduction sur le marché, de faux anciens, en nombre important et la conversion de plusieurs peintres en faussaires.
C’est qu’on ne peut garantir la viabilité d’un marché qu’en justifiant la destruction du monopole de fabrication par le dépassement du monopole esthétique. Chose qui nécessite la prise en considération de l’aspect culturel de l’oeuvre, et par voie de conséquence, l’attitude de l’artiste. Or, comme nous l’avons déjà signalé, la majorité des artistes reproducteurs académiciens, et à leur suite, les artistes arabes et maghrébins, se remarquent par cette absence d’attitude active à l’égard de l’acte de peindre et le confondent avec la recherche stylistique formelle.
Ce que l’on peut remarquer, aujourd’hui, en Tunisie n’est pas autre chose que des essais de destruction du monopole, uniquement, au niveau de la fabrication. Car tous les marchands et propriétaires de galeries, qui sont déjà sur la place, invoquent la coexistence des tendances stylistiques, et se basent, chacun de son côté, sur la notion de qualité, que chacun estime trouver dans la production qu’il se propose d’écouler. La relativité et la connotation métaphysique de cette notion de qualité, le manque de tradition, l’analphabétisme plastique des clients potentiels, provoquent une situation semblable (et non identique) à celle qui découlerait d’un monopole esthétique, L’absence d’attitudes actives, chez la majorité des producteurs, fait que le discours esthétique est le même partout.
Dans le cas de la production artistique écoulée sur le marché occidental de l’art, le rôle du marchand intermédiaire et indépendant se révèle presque nécessaire, et son absence peut être à l’origine de situations anarchiques comme celle qui caractérise ce mini marché de la peinture qui essaie de se constituer en Tunisie. Car, à l’origine de ce manque de dynamisme, il y a aussi le fait que les peintres producteurs se font leur propre marchand. Ceci les prive de la variation et du renouvellement de la production qu’ils se proposent d’écouler en tant que propriétaires de galeries. Etant eux mêmes producteurs-intermédiaires, ils ont tendance à limiter l’offre à leur propre production ou bien à celle de leurs amis. Sans, pour autant, qu’ils se réfèrent à des notions de tendances.
Le marché est ainsi vite saturé et ne peut dépasser les limites et les possibilités d’une minorité de clients. Le pays ne disposant pas d’un stock d’oeuvres consacrées de maîtres anciens, comme c’est le cas en Occident, qui pourrait alimenter un marché où la spéculation sur les oeuvres du passé a recours aux modes rétro, le marché de l’art en Tunisie ne peut compter, pour garantir sa viabilité, que sur l’encouragement à la création de tendances artistiques réellement concurrentes sur le plan des attitudes créatrices. Car , tout ce que nous venons d’observer nous permet de dire qu’on ne peut emprunter au système libéral européen, sa dynamique de développement culturel capitaliste, qu’en libéralisant la pensée et la créativité individuelles, en permettant aux artistes d’avoir une attitude réellement critique, à l’égard de l’ensemble du discours idéologique dominant.
En attendant, les peintres propriétaires de galeries, de par leurs références à la notion de qualité, se voient obligés de ne miser que sur les oeuvres auxquelles les clients se sont habitués. D’où l’on comprend, par exemple, la nécessité qu’ils ressentent à valoriser les oeuvres réalisées par des artistes tunisiens et étrangers de l’époque coloniale, ou bien à celles qui continuent les choix idéologiques qui les sous-tendent.
Ainsi, obéissant, consciemment ou inconsciemment, à la loi de la rentabilité intéressée, en matière de création artistique, ils cautionnent une certaine conception de la culture et de l’authenticité dont les fondements sont ceux posés par le colon, il y a plus de cinquante ans. On comprend, dès lors, que les oeuvres les plus légitimement cotées appartiennent, par la force des choses, à la production des années trente. Certains peintres se sont vus obligés de revenir à des étapes folklorisantes de leur carrière, après avoir pris le risque de faire de l’abstrait, tel Mahmoud SEHILI, à travers sa dernière exposition (Galerie IRTISSEM, Novembre 78). Mieux, on a constaté, durant ces dernières années, que des peintres français, qui ont quitté le pays depuis longtemps, continuent à envoyer des toiles, exécutées outre-mer, c’est à dire en Europe, et qui traitent de la Tunisie par cartes postales interposées. Cette production est destinée, bien sûr, à être écoulée sur le marché local[2].
[1] Voir Jean GIMPEL: –Contre l’art et les artistes. (Ouv. cité).
[2] C’est le cas en particulier, de Pierre BERJOLE, ancien directeur des Beaux Arts (école) de Tunis, qui tout en résidant en France, depuis treize ans, continue à écouler sa production en Tunisie.
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