Conditionner nos programmes de formations au marché de l’emploi, tel qu’il est perçu par des chefs d’entreprise, dont une bonne partie ne sont pas outillés pour faire face aux défis qualitatifs qui se posent à notre économie, ne serait pas souhaitable pour notre Enseignement Supérieur et encore moins pour notre Economie, si l’on croit les mises en garde, émises par les chercheurs les plus éminents en matière de gestion d’entreprises.
Ecoutons plutôt, Philippe Clerc que l’on se propose, à dessein, de citer longuement, nous parler de l’intelligence économique : « Répondant au besoin urgent d’appréhender l’économie dans un autre langage que celui, réducteur, de la simple compétitivité, l’intelligence économique ne propose ni modélisation ni vision miraculeuse des échanges, simplement une démarche qui s’attache inlassablement à déchiffrer indices et signes, à interpréter, à écouter et à comprendre. Ce comportement cognitif fait référence à une forme d’intelligence, la mètis grecque, ou intelligence rusée, longtemps occultée par la pensée trop rationnelle et la science triomphante, et qu’il convient à présent de réinterroger, afin de mieux définir les outils de l’intelligence économique. “Engagée dans le devenir et l’action, la mètis, rappellent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, est bien […] un mode du connaître ; elle implique un ensemble […] d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la débrouillardise, l’attention vigilante…” Multiple et polymorphe, “elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes […], qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux »[1].
Ce qui se dégage clairement de ce discours, tenu par un spécialiste en la matière et dont l’approche quelque peu pragmatique, mais dite, pourtant, française, considère, urgent, le dépassement du langage réducteur de la simple compétitivité , autorise à dire qu’il serait plus judicieux d’examiner, la validité de la démarche même qui fait identifier souvent le travail à l’emploi et lie l’adoption de tout cursus de formation à son adéquation avec les besoins de notre économie en employés. Car, finalisé de la sorte, notre enseignement ne peut être à la base d’une vision réellement active et véritablement réformatrice de notre économie.
Il serait peut-être utile de procéder, à ce niveau d’analyse, à la précision de cette idée qui consiste à différencier le travail de l’emploi, c’est-à-dire, à distinguer ce dernier de l’activité de production qui s’y effectue.
Curieusement, emploi cela se décline en termes d’offre d’emploi, faite, souvent par voie d’annonces, d’une part, et de recherche de travail, sous forme de demande écrite, de l’autre. Pourtant dans ce rapport, qui semble inversé, c’est bien le demandeur d’emploi qui va procéder à l’offre de ses services. Ce n’est que, lorsque le service offert correspond à une compétence, qu’il devient l’objet d’appel à compétence, formulé par l’employeur.
La notion d’emploi semble, toutefois, relever du discours politique qui donne au travail ce sens réducteur de « gagne pain » et qui aurait, pour fonction, de lutter contre le chômage.
D’un point de vue éthique et au cas où l’on donnerait au travail sa vocation libératrice, la lutte contre le chômage acquerrait une fonction symbolique de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Il faudrait rappeler que l’injonction faite à Adam par son Créateur : «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !» n’est pas une damnation et constitue, en fait, le prix de cette liberté assumée et consciente de ses limites qui place l’être humain, au dessus de l’ange. C’est dans ce sens que créer du travail, peut relever, au niveau politique, du « sacré » (çà crée) et donner à l’activité privée, «capitaliste», de création d’emplois, une dimension mystique qui n’est pas étrangère à la réussite de la famille indienne Tata, d’origine parsi, et dont l’empire s’étend sur un très grand nombre de secteurs d’activité, de l’économie indienne, depuis plus d’un siècle.
Ce point de vue éthique qui sacralise le travail, en en faisant une activité de libération et l’activité du capitaliste, parce que créatrice d’emploi, rejoint au point de s’y identifier, le point de vue de l’Economie. Cette dernière, se définit d’abord, comme activité de mise en valeur de la matière première, par sa transformation, à travers l’activité de production et d’échange, en biens et services. Comme on le sait, l’instauration même des sciences de l’économie s’origine dans la considération de l’activité, avant celle du produit. Ce qui n’est pas sans répercussion sur la relation qui s’avèrerait originelle, entre le travail et l’économie. Le terme travail désigne une activité, toujours particulière, qui nécessite, pour son accomplissement conséquent, qu’elle soit productrice de valeurs nouvelles (ajoutées) et ce, par l’intervention adéquate d’une compétence réelle. D’où cette idée qui avait été à l’origine de l’essai de réforme de l’enseignement secondaire, il y a une dizaine années, et qui ne semble pas avoir abouti, faute d’une compréhension profonde de la notion de compétence. L’on avait peut-être oublié que depuis que John Dewey,[2] avec son Ecole laboratoire, a donné au pragmatisme éducatif américain, ses formes les plus performantes, la compétence n’est plus comprise comme étant une simple formation que l’on acquiert par l’apprentissage, mais, plutôt comme une capacité à être producteur, à laquelle on accède par un mode d’éducation, issu d’une vision du monde, effectivement réputée américaine mais que l’on peut recréer, ailleurs, en partant, nécessairement, des données particulières de son époque et de son pays.
Comme on peut le constater, à partir du moment où l’on aborde la question de l’emploi, du point de vue de la fonction, du travail et de la compétence, l’on se retrouve induit dans une approche de l’Education et de l’Enseignement qui place le système dans des positions de simulation de l’expérience de la vie même, dont le passage, par l’école et l’université, constitue une des phases, au cours de laquelle, on acquiert la compétence requise, pour y réussir son intégration active.
C’est cette même démarche que l’on peut deviner comme étant la philosophie sou jacente à l’Enseignement par le service, tel qu’il est pratiqué, au Collège d’Agriculture de l’Université de Géorgie d’Amérique dont l’exemple sera évoqué plus loin.
Cette approche de l’emploi fondée sur une certaine acception qui donne à ce dernier le sens d’une participation de compétence à l’activité économique, pourrait paraître, aux yeux de certains, comme manquant de référence au caractère social de la question. Après tout, nous sommes habitués à évoquer les problèmes que posent le chômage et la création d’emplois, en termes de réalité socio-économique dont toute gestion politique doit tenir compte. Mais, en fait, ce qui serait effectivement absent de cette vision du monde, bien ancrée dans l’activité de production économique, ce ne sont point les considérations sociales, mais l’utilisation de ces dernières, en vue de transformer la solidarité dans et par le travail et la juste redistribution des richesses produites ensemble, en action d’assistance sociale, caritative ou politicienne.
C’est, en fin de compte, une question de choix, de traditions et de manières différentes de comprendre les notions d’intérêts personnels et collectifs.
Cette différence de vision se retrouve, d’ailleurs, dans le sens particulier, que chaque société a de la notion d’employabilité. Dont celui, en usage en France, et que certains économistes français qualifient, eux-mêmes, de concept flou et opportuniste et situent son emploi dans « les pratiques d’évaluations lors des restructurations avec plan de sauvegarde de l’emploi. »[3]
L’interprétation qui en est faite, en Tunisie, semble proche, formellement, de l’usage anglo-saxon du concept qui privilégie l’idée de formation et d’aptitude plutôt que celle de sauvegarde de l’emploi. Mais cette interprétation tunisienne lie, par ailleurs, la notion d’employabilité, non pas à un mode d’éducation formateur de compétence, mais à certains créneaux de formation, jugés comme ayant un taux d’employabilité plus élevé que d’autres. En conséquence de quoi, la correction de l’inadéquation observée entre les programmes de formation et les besoins de l’économie, se ferait à partir de la recherche de spécialités qui correspondraient, plus que d’autres, à ces besoins.
Du coup, ce qui aurait pu être l’occasion d’une évaluation réelle du système, deviendrait propositions de création de filières et d’institutions nouvelles, fondées sur des considérations, vagues et très approximatives, des besoins d’une économie dont on ne connaît pas assez le fonctionnement. Les seules données dont on dispose ce sont des besoins, exprimés par des partenaires ayant, en principe, en charge les destinées de notre économie, et que l’on se contente de qualifier d’employeurs.
[1] Encyclopédie Universalis 2004. Article Intelligence économique.
[2] « La théorie pédagogique de Dewey ne comporte aucune recette. Elle est un ensemble de principes qu’il appartient aux enseignants de mettre en œuvre dans le cadre de l’école, en expérimentant par eux-mêmes et avec les enfants les formes concrètes qu’ils peuvent prendre, au moment de leur application….Dewey ne donne pas de recettes pédagogiques parce que l’éducation est une expérience que le maître et l’enfant vivent ensemble à l’école, au moment où ils la vivent et au pays où ils la vivent. »In « La Philosophie américaine » de Gérard Deledalle, page 177. Editions « l’Age d’Homme », Lausanne, (Suisse). 1983
[3] Une évaluation de l’employabilité est délicate à établir, à cause de la nature du concept, de ses multiples définitions et approches. Ces multiples versions en font un concept flou, considéré parfois comme « opportuniste ». Une version particulière est généralement développée pour chaque contexte d’utilisation, avec ses cadres de référence et ses enjeux spécifiques. Mais cette mobilisation du concept s’effectue bien souvent dans des situations « d’urgence opérationnelle » qui ne permet pas une réflexion approfondie sur les modalités d’évaluation choisies et sur leur pertinence » In L’employabilité par ses pratiques dévaluation lors des restructurations avec plan de sauvegarde de l’emploi » de Eve Saint Germes. Université de Montpellier 2. Nov. 2006.
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